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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/355

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POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.

qu’il avait à peine ébauchées, donna un essor précoce aux passions qui fermentaient déjà dans ce cœur adolescent. À vingt ans, il publie son poème de Rouslan et Ludmila. Mais déjà la hardiesse de sa conduite et de ses discours alarme sa famille, étonne le monde, déplaît au maître, et une ode sur la Liberté, supprimée sans doute par la censure, car on ne la trouve pas dans ses œuvres, le fait exiler en Bessarabie. Là, seul en face d’une nature sauvage et imposante, seul au milieu d’une race d’hommes sur laquelle la civilisation n’a pas encore fait peser son niveau et qui se rapproche singulièrement des Scythes de l’antiquité, des Tatares de l’Asie centrale, il s’abandonne avec ivresse à toutes les sensations nouvelles qui l’inondent ; il contemple le Don au cours limpide et majestueux, la mer Noire qui lui envoie ses murmures lointains et ses brises marines, les steppes qui se déroulent silencieusement à ses pieds, et il admire parce qu’il est homme et que la nature, dans ces grands spectacles, parle un langage intelligible à tous, et il pleure parce qu’il est banni, et il chante parce qu’il est poète. Ainsi s’écoula une partie de sa jeunesse, et lui-même il nous a raconté ses premières années dans quelques strophes que voici :


« Alors que mon enfance s’épanouissait, heureuse et insouciante, dans les jardins du lycée, que bien souvent je quittais Cicéron pour lire en cachette Apulée, alors il m’en souvient, par un beau jour de printemps, dans une sombre et poétique vallée, au bord d’un lac transparent où nageaient côte à côte deux cygnes amoureux, la Muse m’apparut soudain : elle vint s’établir dans mon humble chambrette d’écolier, elle chanta tour à tour l’héroïque passé de mon pays, mes joies enfantines, mes premiers rêves d’amour, ce réveil craintif d’un cœur qui s’ignore encore lui-même, et le monde l’accueillit le sourire sur les lèvres, et le vieux Derjavin détacha, en mourant, une feuille de sa couronne, pour en orner sa tête… Bientôt je ne voulus plus obéir qu’à mes passions, je me mêlai à la foule, j’entraînai ma muse folâtre dans les bruyans festins, dans ces fêtes nocturnes, qui prolongeaient jusqu’au jour leur tumulte et leur ivresse, et elle s’assit gaiement au milieu des convives, et le verre en main, échevelée et demi-nue comme une bacchante, elle entonna, sans rougir, de joyeuses et folles chansons. Puis, quand il fallut m’enfuir loin, bien loin de ma terre natale, elle me suivit dans mon exil, fidèle et désolée. Oh ! que de fois elle enchanta mon triste chemin par ses récits merveilleux ! Que de fois, la nuit, aux pâles rayons de la lune, montant en croupe derrière moi, comme Lénore dans la ballade du poète allemand, elle chevaucha sans crainte avec son hardi cavalier, sur les hauteurs du Caucase ! Que de fois nous avons erré ensemble sur les rivages de la Tauride, ensemble écouté cet éternel et profond murmure des flots, qui monte au ciel comme un