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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/442

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REVUE DES DEUX MONDES.

qu’est-ce que cela ? Ah ! pourquoi le ciel n’a-t-il pas permis que je fusse le père du Titien ; qu’il s’appelât Zuccato, ou que je m’appelasse Vecelli ! au moins mon nom vivrait d’âge en âge, et dans mille ans on dirait : Le premier de cette race fut un bon maître ; tandis que j’ai deux fils parjures à mon honneur, infidèles aux nobles muses, deux fils remplis de brillantes dispositions, qui auraient fait ma gloire, qui auraient surpassé peut-être et le Giorgione et le Schiavone, et les Bellini, et le Veronèse, et Titien, et Tintoret lui-même… Oui, j’ose le dire, avec leurs talens naturels, et les conseils que, malgré mon âge, je me fais encore fort de leur donner, ils peuvent effacer leur souillure, quitter l’échelle du manœuvre, et monter à l’échafaudage du peintre. Il faut donc, mon cher maître, que vous me donniez une nouvelle preuve de l’amitié dont vous m’honorez en vous joignant à messer Tiziano pour tenter un dernier effort sur l’esprit égaré de ces malheureux enfans. Si vous pouvez ramener Francesco, il se chargera d’entraîner son frère, car Valerio est un jeune homme sans cervelle, je dirais presque sans moyens, s’il n’était mon fils, et s’il n’avait fait parfois preuve d’intelligence en traçant des frises à fresque sur les murs de mon atelier. Mon Checo[1] est un tout autre homme, il sait manier le pinceau comme un maître, et sait communiquer aux peintres les hautes conceptions que ceux-ci, que vous-même, comme vous me l’avez dit souvent, messer Jacopo, ne faites qu’exécuter. Avec cela il est fin, actif, persévérant, inquiet, jaloux… il a toutes les qualités d’un grand artiste ; hélas ! je ne concevrai jamais qu’il ait pu se fourvoyer dans une si méchante voie.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, répondit le Tintoret, mais auparavant je vous dirai en conscience ce que je pense de votre colère contre la profession qu’ont embrassée vos fils. La mosaïque n’est point, comme vous le dites, un vil métier ; c’est un art véritable, apporté de Grèce par des maîtres habiles ; c’est un art dont nous ne devrions parler qu’avec un profond respect, car lui seul nous a conservé, encore plus que la peinture sur métaux, les traditions perdues du dessin au Bas-Empire. Si elle nous les a transmises, altérées et méconnaissables, il n’en est pas moins vrai que, sans elle, nous les eussions perdues entièrement. La toile ne survit pas aux outrages du temps. Apelles et Zeuxis n’ont laissé que des noms. Quelle reconnaissance n’aurions-nous pas aujourd’hui pour des artistes généreux qui auraient éternisé leurs chefs-d’œuvre à l’aide du

  1. Abréviation de Francesco ; se prononce Keco.