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REVUE LITTÉRAIRE.

chéris de la Provence, sont des morceaux descriptifs achevés, pleins d’onction et de charme. On y respire un profond sentiment de la poésie rurale et des beautés de la nature.


M. de Balzac a fort spirituellement trouvé la qualification de ruminante pour cette littérature qui, en publiant de très vieilles choses sous des titres nouveaux, se nourrit effectivement et nourrit sans fin ses lecteurs d’un même aliment. À ce compte, la littérature de M. de Balzac est la plus ruminante qu’il y ait ; il a inventé mille ingénieux moyens de déguiser d’anciennes publications et de les faire paraître inédites. Il a combiné, par séries diverses, des Scènes de la vie privée, des Scènes de la vie de province, et bien d’autres scènes où il a enchâssé, avec un art infini, quantité de contes philosophiques ou fantastiques de sa façon. Mais cet écrivain ne se contente pas de ruminer ainsi et de nous donner à ruminer la plupart de ses romans d’autrefois, très subtilement revus, augmentés et corrigés. Jusque dans les romans qu’il présente comme neufs de tout point, vous le voyez replacer, dans des rôles pareils, nombre de personnages et de caractères par lui précédemment employés. Cette perpétuelle rumination embarrasse et décontenance beaucoup les enthousiastes les plus déterminés de M. de Balzac, qui, tout en savourant chacune des nouvelles publications de cet écrivain, ne laissent point de se demander parfois si ce n’est pas toujours le même ouvrage qu’ils admirent.

Le premier des deux derniers volumes des Scènes de la vie de province contient la Grande-Bretêche et la Vieille Fille. Certainement nous avions lu déjà quelque part les trois nouvelles distinctes rassemblées ici sous le titre commun de la Grande-Bretêche. Si le romancier les a réunies et appelées toutes ensembles la Grande-Bretêche, bien qu’il ne soit question du manoir dit la Grande-Bretêche que dans l’une d’elles, c’est uniquement en conformité du système de rumination que nous avons expliqué.

La Vieille Fille avait paru une première fois cet hiver par feuilletons dans une feuille quotidienne. L’histoire n’a pas obtenu du public de M. de Balzac une faveur fort grande, les joyeusetés du livre ont semblé par trop grivoises. L’auteur du Père Goriot est de parentage rabelaisien. Quand sa verve s’épanche en grosses saillies abruptes et ardentes, on voit qu’il obéit à son instinct ; il est franc, il est naturel, il est vrai ; c’est la chaleur du sang gaulois qui l’a poussé. Aussi n’a-t-on guère la force de le blâmer. Dans la Vieille Fille, il est cynique et grossier sans en-train. Il ne dérive point de Rabelais, mais de M. Paul de Kock. La Vieille Fille rappelle, en outre, malheureusement le chef-d’œuvre de M. de Balzac. Mlle Cormon est une Eugénie Grandet épaissie, matérialisée, dégradée. La figure du chevalier de Valois est la seule qui soit dessinée finement, et sur laquelle l’artiste n’ait point écrasé son crayon. Elle plaide jusqu’à un certain point en faveur du livre. Le second volume est tout entier rempli par le commencement des Illusions perdues, dont nous aurons la suite plus tard. Jusqu’à présent, ce roman promet. L’exposition intéresse et attache. Anaïs n’a pas moins de cinquante ans (ne vous plaignez pas, il y a tout à parier que les héroïnes de M. de Balzac seront prochainement sexagénaires). Issue d’une des plus nobles familles de l’Angoumois, elle est supérieure encore par son esprit à sa naissance. Avant d’épouser M. de Bargeton, stupide hobereau qu’elle estime et chérit juste ce qu’il vaut, elle avait aimé, jeune fille, un brillant officier qui est mort à l’armée. Anaïs a religieusement gardé dans son cœur le deuil de ce pre-