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avec du monde, ensuite seul pendant plusieurs heures. Elle a produit sur moi un effet que je n’avais pas éprouvé encore, et ce matin une circonstance y a ajouté. Elle m’a envoyé un manuscrit, avec prière de vous le communiquer et de ne le remettre qu’à vous. Je voudrais le lire avec vous : il m’a fait du bien, il ne contient pas des choses très nouvelles ; ce que tous les cœurs éprouvent, ou comme bonheur, ou comme besoin, ne saurait être bien neuf ; mais il a été à mon ame en plus d’un endroit… Il y a des vérités qui sont triviales, et qui tout d’un coup m’ont déchiré. Quand j’ai lu ces mots qui n’ont rien de frappant : « Que de fois j’enviais ceux qui travaillaient à la sueur de leur front, ajoutaient un labeur à l’autre et se couchaient à la fin de tous ces jours sans savoir que l’homme porte en lui une mine qu’il doit exploiter ! » mille fois je me suis dit : « Sois comme les autres ; » j’ai fondu en larmes. Le souvenir d’une vie si dévastée, si orageuse, que j’ai moi-même menée contre tous les écueils avec une sorte de rage, m’a saisi d’une manière que je ne peux peindre. »

Contradiction piquante et touchante ! en même temps qu’alors, près d’une personne admirée et aimée, il se plaignait d’une certaine rigueur habituelle qu’il eût voulu attendrir, il se faisait l’organe d’une certaine sainteté mystique qu’il essayait de suggérer. Il écrivait : « Je me dis qu’il faut que je sois ainsi pour vous ramener à la sphère d’idées dans laquelle je n’ai pas le bonheur d’être tout-à-fait moi-même. Mais la lampe ne voit pas sa propre lumière et la répand pourtant autour d’elle… J’avais passé ma journée tout seul, et je n’étais sorti que pour aller voir Mme de Krüdner. L’excellente femme ! elle ne sait pas tout, mais elle voit qu’une peine affreuse me consume, elle m’a gardé trois heures pour me consoler ; elle me disait de prier pour ceux qui me faisaient souffrir, d’offrir mes souffrances en expiation pour eux, s’ils en avaient besoin. » Et ailleurs : « … Je suis une lyre que l’orage brise, mais qui, en se brisant, retentit de l’harmonie que vous êtes destinée à écouter… Je suis destiné à vous éclairer en me consumant… Je voudrais croire et j’essaie de prier… » Par malheur pour Benjamin Constant, ces élans qui se ranimaient près de Mme de Krüdner, et qui étaient au comble pendant la durée du pater qu’il récitait avec elle, ne se soutinrent pas, et il retomba bientôt au morcellement, à l’ironie, au dégoût des choses, d’où ne le tiraient plus que par assauts ses nobles passions de citoyen.

À sa sortie de France, après 1815, Mme de Krüdner traversa