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— Ne parlez pas de bienfaits, messer, répondit le Bozza d’un ton sec ; je n’en ai accepté aucun. Vous m’avez secouru dans l’espérance que je vous deviendrais utile. Moi, je n’ai pas voulu vous être utile, et je vous ai payé vos services par un présent dont la valeur surpasse de beaucoup les dépenses que vous avez pu faire pour moi.

En parlant ainsi, le Bozza désignait de l’œil et du doigt la chaîne que Valerio portait au cou. À peine eut-il compris ce dont il s’agissait, qu’il l’arracha si violemment, qu’elle se brisa en plusieurs morceaux.

— Est-il possible ? s’écria-t-il en dévorant des larmes de honte et de colère, est-il possible que vous ayez eu l’audace de m’envoyer un présent ?

— Cela se fait tous les jours, répondit le Bozza ; je ne nie pas l’obligeance que vous avez eue de me recueillir, et je vous sais même gré de m’avoir assez bien connu pour ne pas être en peine des avances que vous m’avez faites en me nourrissant.

— Ainsi, dit Valerio en tenant la chaîne dans sa main tremblante, et en fixant sur le Bozza des yeux étincelans de fureur, vous avez pris mon atelier pour une boutique, et vous avez cru que je tenais table ouverte par spéculation ? C’est ainsi que vous appréciez mes sacrifices, mon dévouement à des frères malheureux ! Quand pour vous laisser le temps de travailler, je préparais moi-même votre repas, vous m’avez pris pour votre cuisinier !

— Je n’ai pas eu de telles idées, répondit froidement le Bozza. J’ai pensé que vous vouliez vous attacher un artiste que vous ne jugiez pas sans talent, et pour me dégager en m’acquittant avec vous, je vous ai fait un cadeau. N’est-ce pas l’usage ?

À ces mots Valerio, exaspéré, lui jeta violemment la chaîne au visage. Le Bozza fut atteint près de l’œil, et le sang coula.

— Vous me paierez cet affront, dit-il avec calme ; si je me contiens ici, c’est que d’un mot je pourrais attirer dix poignards sur votre gorge. Nous nous reverrons ailleurs, j’espère.

— N’en doutez pas, répondit Valerio.

Et ils se séparèrent.

En revenant chez lui, Valerio rencontra le Tintoret, et lui raconta ce qui venait de lui arriver. Il lui fit part aussi de la rechute de Francesco. Le maître s’en affligea sincèrement ; mais voyant que le découragement était entré dans l’ame de Valerio, il se garda bien de lui donner ces consolations vulgaires qui aigrissent encore le chagrin chez les esprits ardens. Il affecta, au contraire, de partager ses doutes sur l’avenir ; et de regarder le Bozza comme très capable de le sur-