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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/735

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VOYAGE DU DUC DE RAGUSE.

l’itinéraire tracé par un des hommes de notre siècle dont la destinée a été des plus singulières, nous n’avons pu nous empêcher de poser, en passant, le double et formidable problème de la destinée générale du monde, et de la destinée individuelle. La pensée infinie qui régit l’univers, appartient à la philosophie et à la grande histoire : la fatalité à mille faces qui pousse l’homme en le frappant, appartient à la poésie, au drame.

Nous ne craindrons pas de dire que M. le duc de Raguse nous apparaît comme un personnage tragique, dans le sens antique du mot. Il a été mêlé à de grandes choses, et il y a toujours eu, dans sa vie, quelque chose de triste et de fatal. Certes il a déployé, dans une longue carrière, une persévérante activité : au siége de Toulon, il commença sa vie militaire ; il servit dans l’armée du Rhin, il combattit en Italie sous les ordres de Bonaparte ; il fut, en Égypte, gouverneur d’Alexandrie ; il commandait l’artillerie à Marengo ; il a fait la guerre, en Styrie, dans la Dalmatie ; il fut nommé maréchal dans la campagne d’Autriche de 1809 ; il administra, pendant dix-huit mois, les provinces illyriennes ; il parut un instant dans le Portugal et en Espagne où il prit Badajoz ; il fut dans les batailles de Lutzen, de Bautzen, de Dresde et de Leipsig ; il défendit la France à Brienne, à Champaubert, enfin… je n’achève pas, je ne tiens pas ici la plume de l’histoire qui, plus tard, attachera sa sentence à la vie et au nom du maréchal. Mais, à coup sûr, cet homme n’est pas ordinaire, et cette difficulté d’être heureux, qu’il éprouva toute sa vie, lui imprime une originalité qu’il serait inique de lui dénier, car il l’a payée cher. Dans un siècle ou deux, les poètes tragiques mettront le duc de Raguse dans leurs drames, comme Schiller a fait entrer dans sa poésie les capitaines de la guerre de trente ans.

Aujourd’hui, le maréchal présente à l’Europe un itinéraire remarquable, qui est comme l’esquisse d’une Odyssée. En dix mois et vingt jours il a visité la Hongrie, la Transylvanie, la Russie méridionale, la Crimée, les bords de la mer d’Azoff, Constantinople, quelques lieux de l’Asie mineure, la Syrie, la Palestine et l’Égypte. Les notes du voyageur sont rapides comme sa course ; il y a de l’homme de guerre dans sa manière d’écrire, comme dans sa façon de voir le monde : pas l’ombre de prétention littéraire, un ton simple et mâle, des renseignemens positifs, des indications claires, un sens pratique. On retrouve, dans ces allures et dans ce livre, la grande école de l’empereur, où les choses se faisaient vite et bien ; il perce aussi, dans les pages du maréchal, une fierté sombre et guerrière qui ne se ma-