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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/77

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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

cœurs d’acier. Quelle que soit donc la perfection des Belles collines d’Irlande, je pense que M. Barbier eût bien fait de ne pas s’en tenir à cette mélancolique élégie ; je pense qu’il aurait dû étudier ce thème sous plusieurs faces, et le représenter à différens intervalles, pour en bien démontrer toute la valeur.

La pièce sur Shakespeare n’a pas rempli mon attente ; pourtant je la trouve très belle. À quelle cause faut-il donc attribuer mon désappointement ? Jamais l’immortel auteur d’Hamlet et de Romeo n’a été loué en termes plus magnifiques ; jamais aucune parole humaine n’a célébré plus dignement l’inaltérable vérité empreinte dans les créations du dramatiste anglais. Mais je crois que cette pièce ne produit pas tout l’effet qu’elle pourrait produire, parce que l’auteur, en l’écrivant, n’a pas tenu compte de la place qu’il lui avait assignée. Si, au lieu de déplorer la cruelle nécessité qui ravit à la terre le grand poète aussi bien que l’homme inutile et justement ignoré, ce qui n’est pas un thème très neuf, il se fût contenté de rapprocher la grande image de Shakespeare et la société anglaise contemporaine, le génie universel qui nous a légué une si glorieuse famille et l’égoïsme cupide qui domine maintenant la patrie de Shakespeare, je suis sûr que la pièce eût été plus belle encore, parce qu’elle fût devenue plus vraie. Les Français ignorent généralement que Shakespeare n’est nulle part moins estimé, moins admiré, que dans sa patrie ; cet oubli injurieux, non pour le poète méconnu, mais pour l’ingrate multitude, offrait à M. Barbier l’occasion d’une colère grande et généreuse. Mais c’est à peine si cet oubli est indiqué dans la pièce dont je parle. Il y a deux ans, quand le duc de Wellington fut nommé chancelier d’Oxford, l’aristocratie anglaise se pressait dans l’enceinte de l’université pour entendre quelques fragmens de Shakespeare traduits en vers grecs ; mais à Drury-Lane, à Covent-Garden, Othello et Macbeth paraissent bien rarement sur l’affiche : les drames bourgeois de Sheridan Knowles ont le pas sur Richard III et le Roi Lear. À Oxford, c’était un tour de force qui excitait la curiosité ; peut-être même la curiosité n’entrait-elle pour rien dans l’affluence des auditeurs, peut-être faut-il expliquer par le seul esprit de parti le nombre des personnes réunies pour assister à l’installation du duc de Wellington. D’ailleurs, les gradués qui traduisent Shakespeare en vers grecs sont loin de représenter le goût des salons. Ils aiment Shakespeare comme ils aiment Sophocle, parce qu’ils ont lu et compris Shakespeare et Sophocle ; mais le beau monde préfère Sheridan Knowles à Shakespeare, comme il préfère une étoffe nouvelle à