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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/258

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REVUE DES DEUX MONDES.

Balzac est le Christophe Colomb ; oui, l’observation du monde des dix dernières années, il la possède ; ce fond nouveau de sensibilité, de coquetterie, d’art, de prétentions de toutes sortes, ce continent bizarre qui ressemble fort à une île flottante, il y a pied et n’en sort pas. La tour de porcelaine ne lui fait pas mirage à l’horizon, il ne laisse jamais le réel pour le fantastique ; quand une fois il tient nos originaux, nos travers, nos ridicules, il ne les lâche pas. S’il le veut, il y a en lui l’étoffe d’un romancier actuel, fécond et vrai ; son mauvais goût (car il en a) n’est que dans le détail ; ainsi, il reproduit trop par momens le jargon psychologique du maître ; il a des redoublemens de bel-esprit dans ses analyses, des drôleries et trivialités métaphoriques dans ses portraits, qui déplaisent au passage, mais sans avoir le temps de rebuter ; il a une multitude d’allusions dont un trop grand nombre, pour ceux qui ne vivent pas tout-à-fait de cette vie du jour, sont déjà subtiles et obscures. Quelques traits de plume çà et là éclairciraient ces fautes courantes que rachète tant de verve, de vérité et d’amusement. Mais encore un coup, tout ce que nous disons à l’avantage de M. de Bernard n’est pas pour dégager son talent de l’obligation qu’il a contractée envers celui de M. de Balzac ; quand l’auteur d’Eugénie Grandet et de la Femme de trente ans finirait comme il a commencé, c’est-à-dire quand ses volumes heureux se trouveraient suivis d’autant d’œuvres illusoires qu’ils ont été précédés d’œuvres insignifiantes, quand lui-même, l’auteur de la Femme de quarante ans et de Gerfaut, serait devenu, par bien d’autres productions dont il est capable, le romancier régnant, il ne devrait pas, en avançant, séparer tout bas son progrès de son point de départ : car en littérature il est un peu comme un fils de famille ; il entre de plain pied dans un genre ouvert, il arrive le lendemain d’un héritage riche, qu’il n’a qu’à grossir après l’avoir débrouillé.

La Femme de quarante ans, la plus belle perle du Nœud gordien, est un renchérissement plein de ressources et de grâce sur la Femme de trente ans ; cette seule nouvelle, qui a presque les dimensions du roman, suffirait à poser au complet le talent de M. de Bernard. L’observation y est parfaite dans sa finesse et sa subtilité ; chacun a connu et connaît quelque madame de Flamareil, toujours belle, toujours sensible, toujours décente, qui a graduellement changé d’étoile du pôle au couchant, qui en peut compter jusqu’à trois dans sa vie ; dont le cœur aimant enfin a suivi assez bien les révolutions inclinées et l’orbite élargi du talent de Lamartine, des premières Méditations jusqu’à Jocelyn. Les trois amans successifs, le commandant Garnier, Mornac, et le jeune Boisgontier sont des personnages d’aujourd’hui, du dernier vrai, saisis dans leur relief et assemblés, contrastés entre eux dans des situations habiles, où le pathétique d’un moment cède vite au comique et à l’ironie. M. de Pomenars, le vieil oncle, si fringant, et qui est le matin génie de l’aventure, semble avoir soufflé son esprit au romancier et tenir la plume en ricanant ; ou plutôt personne ne tient la plume ; chaque personnage agit, se comporte, parle comme il doit ; et si l’auteur se montre, ce n’est