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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/347

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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

trait plus à l’amour de remplir toute sa vie. Oui, sans doute, la passion de Desgrieux est une véritable folie ; mais c’est une folie pleine à la fois de bonheur et d’angoisses, et Prévost a su la peindre avec une étonnante vérité.

Les premiers soupçons de Desgrieux, confirmés bientôt d’une manière si affligeante, caractérisent nettement la profondeur du sentiment qui l’unit à Manon. Dès qu’il doute de la fidélité de sa maîtresse, il cherche à s’étourdir, il essaie de fermer les yeux à l’évidence. L’amour de Manon est si nécessaire à son bonheur, il reconnaît si bien qu’il ne peut se passer d’elle, qu’il hésite long-temps à s’éclairer. Elle ne lui dit pas l’emploi de ses journées, il a de légitimes raisons pour croire qu’elle le trompe, et cependant une caresse suffit pour le rassurer. Il veut parler, interroger sa maîtresse, un baiser lui ferme la bouche, et il maudit la jalousie comme une injure faite à son idole ; s’il pouvait croire que Manon eût deviné son inquiétude, il tomberait à ses genoux pour implorer son pardon. Lorsque enfin l’évidence triomphe de son irrésolution, lorsqu’il ne peut plus nier l’infidélité de Manon, il verse des larmes désespérées, mais c’est à peine s’il trouve la force de maudire sa perfidie. Il songe au bonheur qu’il a perdu, à l’avenir qu’il se promettait, et quand le premier trouble de sa douleur s’est apaisé dans les larmes, il ne rêve qu’au moyen de retrouver Manon, de la rappeler, de la reconquérir. Quand elle revient près de lui, il ne lui permet pas de s’accuser, il lui pardonne sans vouloir entendre l’aveu de sa faute. Elle est revenue, que lui faut-il de plus ? Ne se rendrait-il pas coupable d’ingratitude en rappelant le passé qu’il n’a pu prévenir ? Désormais il mettra tous ses soins à la retenir près de lui. Elle l’a quitté pour échapper à la pauvreté. Pour chasser la pauvreté, pour contenter les caprices de Manon, il ne craindra pas de s’associer à des hommes qu’il méprise. Il commettra pour elle des actions que sa conscience réprouve. Mais il étouffera les murmures de sa conscience, pour ne songer qu’à la joie de sa maîtresse ; en la voyant heureuse, il oubliera ses remords. Prévost ne cherche pas à justifier la conduite du chevalier Desgrieux ; mais si le bonheur pouvait justifier l’avilissement, l’amant de Manon serait pur à tous les yeux : car chaque fois qu’il revient près d’elle, il s’applaudit d’avoir bravé la honte pour retenir sa maîtresse. Cette situation délicate a été, pour Prévost, l’occasion d’un éclatant triomphe. En nous montrant dans toute sa nudité la dégradation de son héros, il a trouvé moyen de lui concilier l’indulgence des juges les plus sévères. Desgrieux s’avilit ; il triche au jeu, mais ce n’est pas pour s’enrichir, c’est pour plaire à Manon.