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tient compte de la différence de leurs talens et de leurs natures. Le cadre de la restauration avait été et semblait devoir être à tout jamais celui de M. de Lamartine. Les rayons étaient réciproques : le poète semblait à l’aise et y était doucement maintenu. Ce cadre venant à lui manquer, il s’est dilaté outre mesure, sans plus de limites, et à la manière des gaz élastiques dont il se rapproche par l’éthéré de sa poésie. Il est curieux de remarquer, sur ces deux grands talens légués par la restauration, l’influence et la réaction des deux talens les plus remarquables entre ceux de formation plus récente. Le rapprochement philosophique et littéraire de l’auteur des Paroles d’un Croyant et du peintre magnifique de Lélia n’a rien eu de plus inattendu, de plus caractéristique par rapport à l’époque, que le soudain et profond reflet que vient de jeter la manière de M. de Balzac sur toute une partie souterraine de la Chute d’un Ange par M. de Lamartine. Tout ceci est pour dire que les écoles littéraires sont dissoutes depuis huit ans, que les limites et les garanties de caractère autour des plus nobles talens ont cédé brusquement ou graduellement à je ne sais quelle force de choses confondante et dissolvante. Cette confusion et ce tourbillon sont le signe même de la nouvelle période littéraire. Ce qui manque dans les œuvres, le point d’appui et d’arrêt, où donc la critique le trouverait-elle ?

Sans doute, le bon sens élevé a toujours moyen de juger : même à défaut d’œuvres bien assises et harmonieuses, on pourrait se prononcer, regretter, désirer, indiquer son blâme ou son espérance. Dans la conversation, on le fait souvent : la critique, sous cette forme, ne cesse pas. D’où vient qu’on ne la recueille pas sincèrement, qu’on hésite, qu’on recule, et qu’il y a souvent si loin entre ce qui se dit de judicieux, de vivement senti, et ce qu’on imprime ?

C’est que, pour la critique imprimée et publiée, il faut certaines conditions extérieures indispensables, indépendamment même du jugement formé qu’on peut avoir in petto. Nous les rangerons un peu au hasard : il suffit que nous les fassions rapidement apprécier. Et d’abord le critique intègre, indépendant, a besoin de l’anonyme, non pas pour en abuser contre les auteurs, mais pour que les auteurs n’abusent pas de lui. Or, les nécessités du prospectus, de la gloriole littéraire combinée avec l’industrie et avec la concurrence, ont conduit à signer de tous les noms et prénoms les plus minces jugemens.

Le critique a besoin de n’être pas isolé, de n’être pas seul à sa table, plume en main, au premier carrefour venu ; il a besoin d’être dans un ordre de doctrines, au sein d’un groupe uni et sympathique qui le couvre, dans lequel il puise à tout instant la confirmation ou la rectification de ses jugemens ; car souvent il ne fait autre chose pour les sentences qu’il rend qu’aller autour de lui au scrutin secret, en dépouillant toutefois les votes avec épuration et intelligence. Or, il arrive qu’en fait, le critique, depuis huit ans, cherche à grand’peine un tel groupe conseiller et protecteur. Le journal de la restauration dans lequel s’est faite la meilleure, la plus intelligente et la plus loyale critique, le Globe, présentait essentiellement cet avantage d’un groupe