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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/535

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DU VANDALISME.

monumental ou se rattachant à un souvenir historique, et qui ordonne de conserver, dans toutes les réparations de ces édifices, le caractère et le style de l’architecture primitive. En Bavière, la même prohibition existe, et s’étend, par une disposition récente, jusqu’aux chaumières des montagnes de la Haute-Bavière, si pittoresques, si bien calculées pour le climat et la localité, et auxquelles il est défendu de substituer les boîtes carrées que voulaient y importer certains architectes urbains. Il faut que quelque mesure sérieuse de ce genre soit adoptée en France c’est la seule chance de salut pour ce qui nous reste ; c’est le seul moyen d’appuyer les progrès trop lents et trop timides de l’opinion.

Et, en vérité, il est temps d’arrêter les démolisseurs. À mesure que l’on approfondit l’étude de notre ancienne histoire et de la société telle qu’elle était organisée dans les siècles catholiques, on se fait, ce me semble, une idée plus nette et une appréciation plus sérieuse des formes matérielles que cette société avait créées, pour lui servir de manifestations extérieures. Il est impossible alors de n’être pas frappé du contraste que présente le monde actuel avec le monde d’alors, sous le rapport de la beauté. On a fait bien des progrès de tous genres ; je n’entends ni les contester, ni même les examiner ; il en est que j’adopte avec toute la ferveur de mon siècle ; mais je ne puis m’empêcher de déplorer que tous ces progrès n’aient pu être obtenus qu’aux dépens de la beauté, qu’ils aient intronisé le règne du laid, du plat et du monotone. Le beau est un des besoins de l’homme, un de ses plus nobles besoins ; il est de jour en jour moins satisfait dans notre société moderne. Je m’imagine qu’un de nos barbares aïeux du XVe ou du XVIe siècle nous plaindrait amèrement si, revenant du tombeau parmi nous, il comparait la France telle qu’il l’avait laissée avec la France telle que nous l’avons faite, son pays tout parsemé de monumens innombrables et aussi merveilleux par leur beauté que par leur inépuisable variété, avec sa surface actuelle de jour en jour plus uniforme et plus aplatie ; ces villes annoncées de loin par leur forêt de clochers, par des remparts et des portes si majestueuses, avec nos quartiers neufs qui s’élèvent, taillés sur les mêmes patrons, dans toutes les sous-préfectures du royaume ; ces châteaux sur chaque montagne, et ces abbayes dans chaque vallée, avec les masses informes de nos manufactures ; ces églises, ces chapelles dans chaque village, toujours remplies de sculptures et de tableaux d’une originalité complète, avec les hideux produits de l’architecture officielle de nos jours ; ces flèches à jour avec les noirs tuyaux de nos usines, et, en dernier lieu, son noble et gracieux costume avec notre habit à queue de morue. — Laissons au moins les choses telles qu’elles sont ; le monde est assez laid comme cela ; gardons au moins les trop rares vestiges de son ancienne beauté, et, pour cela, empêchons un vandalisme décrépit de continuer à mettre en coupe réglée les souvenirs de notre histoire et de défricher officiellement les monumens plantés sur le sol de la patrie par la forte main de nos aïeux.


le comte de Montalembert.