Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/674

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
670
REVUE DES DEUX MONDES.

La vie de M. Joubert compte moins par les faits que par les idées. Il était de Brive, cette patrie du cardinal Dubois : il aurait dû naître plutôt à Scillonte ou dans quelque bourg voisin de Sunium. Il vint jeune à Paris, y connut presque d’abord Fontanes dès les années 1779, 1780 ; il avait alors vingt-cinq ans environ, à peu près trois ans de plus que son ami. Sa jeunesse dut être celle d’alors : « Mon ame habite un lieu par où les passions ont passé, et je les ai toutes connues, » nous dit-il plus tard, et encore : « Le temps que je perdais autrefois dans les plaisirs, je le perds aujourd’hui dans les souffrances. » Les idées philosophiques l’entraînèrent très loin : à l’âge du retour il disait : « Mes découvertes (et chacun a les siennes) m’ont ramené aux préjugés. » Ce qu’on appelle aujourd’hui le panthéisme était très familier, on a lieu de le croire, à cette jeunesse de M. Joubert ; il l’embrassait dans toute sa profondeur, et, je dirai, dans sa plus séduisante beauté : sans avoir besoin de le poursuivre sur les nuages de l’Allemagne, son imagination antique le concevait naturellement revêtu de tout ce premier brillant que lui donna la Grèce : « Je n’aime la philosophie et surtout la métaphysique, ni quadrupède, ni bipède : je la veux ailée et chantante. »

En littérature, les enthousiasmes, les passions, les jugemens de M. Joubert le marquaient entre les esprits de son siècle et en font un critique à part. Nous en avons une première preuve tout-à-fait précise par une correspondance de Fontanes avec lui. Fontanes, alors en Angleterre (fin de 1785), et y voyant le grand monde, cherche à ramener son ami à des admirations plus modérées sur les modèles d’outre-Manche : on s’occupait alors en effet de Richardson et même de Shakspeare à Londres beaucoup moins qu’à Paris : « Encore un coup, lui écrit Fontanes, la patrie de l’imagination est celle où vous êtes né. Pour Dieu, ne calomniez point la France à qui vous pouvez faire tant d’honneur. » Et il l’engage à choisir dorénavant dans Shakspeare, mais à relire toute Athalie. M. Joubert, à cette époque, suivait avec ardeur ce mouvement aventureux d’innovation que prêchaient Le Tourneur par ses préfaces, Mercier par ses brochures. Il avait chargé Fontanes de prendre je ne sais quelle information sur le nombre d’éditions et de traductions, à Londres, du Paysan perverti, et son ami lui répondait : « Assurez hardiment que le conte des quarante éditions du Paysan perverti est du même genre que celui des armées innombrables qui sortaient de Thèbes aux cent portes… Les deux romans français dont on me parle sans cesse, c’est Gil-Blas et Marianne, et surtout du premier. » M. Joubert avait