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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/689

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LA PRÉFACE DE RUY BLAS.

peine de l’étudier, d’après la philosophie de l’histoire. Cette science, qui occuperait certainement un rang honorable parmi les connaissances humaines si elle se bornait à pénétrer les causes des évènemens, à les rattacher aux passions et aux pensées des hommes éminens, est devenue depuis quelques années un enfantillage digne de pitié. Ramenée à sa plus simple expression, elle ne signifie guère autre chose que l’affirmation du passé. Elle proclame et démontre la nécessité des faits accomplis et ressemble volontiers aux bergers qui attendent la fin de la journée pour dire s’il doit tomber de la pluie à midi. M. Hugo, animé du désir d’agrandir sinon la valeur réelle, du moins la valeur apparente de son œuvre, n’a rien trouvé de mieux que la philosophie de l’histoire pour expliquer le sens de Ruy Blas. Il a donc découvert et il nous annonce qu’au moment où les monarchies sont près de s’écrouler, la noblesse se dissout, et qu’en se dissolvant elle se divise. Une pareille découverte vaut, à coup sûr, la peine d’être proclamée à son de trompe ; et M. Hugo n’y manque pas. La noblesse se divise en deux classes ; l’une, la moins pure et la plus rusée, demeure à la cour et s’enrichit ; l’autre, la plus loyale et la plus brave, met le feu aux quatre coins de son bien, et se trouve ruinée avant la monarchie. Oubliée de tous, excepté de ses créanciers, et ici nous empruntons les expressions de M. Hugo, elle est réduite à vivre comme les bohémiens. Elle ne fait plus rosser le guet par ses gens, mais par les camarades vagabonds qu’elle s’est donnés. M. Hugo trouve dans cette division de la noblesse l’occasion de satisfaire son goût pour l’antithèse et l’accumulation. Il entasse les épithètes et verse sur le papier une kyrielle de mots souvent étonnés de se trouver ensemble. Certes, pour dissoudre la noblesse au moment où la monarchie va s’écrouler, pour conclure de la dissolution la division, il était inutile d’invoquer la philosophie de l’histoire. Mais cette science a pour M. Hugo des charmes si puissans, qu’il lui demande conseil pour caractériser le peuple avec autant de précision que la noblesse. Il découvre, toujours grace à la philosophie de l’histoire, que le peuple, dès qu’il voit l’agonie de la monarchie et la division de la noblesse, conçoit des espérances de plus en plus hardies et forme des projets pleins de grandeur. À la bonne heure ! voilà parler. Ni Thucydide, ni Tacite, ni Hérodote, ni Salluste, étrangers, nous le savons, à la philosophie de l’histoire, n’auraient fait une pareille découverte. Vraiment, le peuple s’enhardit et se relève à mesure que la royauté chancelle et que la noblesse se dégrade ? Voilà un fait d’une haute importance, une idée lumineuse, qui vaut la peine d’être