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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/856

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REVUE DES DEUX MONDES.

conseils, et après avoir moulé patiemment les vingt-quatre lettres de l’alphabet, voyant l’écriture du marchand si nette et si courante, il a désespéré d’arriver jamais jusque-là et s’est arrêté.

À un mille de cette demeure, nous aperçûmes une cabane de Lapons. Nous entrâmes par une porte de trois pieds de hauteur dans une espèce de galerie enfumée où un pâle rayon de lumière descendait à travers l’ouverture pratiquée dans le toit. D’un côté, quelques peaux de rennes formaient le lit de toute la famille ; de l’autre, était l’étable des brebis ; au milieu, le foyer, et dans le fond, des vases en bois destinés à contenir le lait. C’était là tout l’ameublement de l’habitation. Une femme, tenant à la main une branche de bouleau, remuait, dans une chaudière de fer, des os de poisson ; une jeune fille, assise sur une pierre, faisait du fil avec des nerfs de rennes qu’elle déchirait entre ses dents et qu’elle tordait ensuite sur son genou, et une demi douzaine de pauvres enfans, au visage pale, au regard languissant, au corps amaigri, étaient groupés silencieusement entre leur mère et leur sœur aînée. Tous portaient une grossière robe de laine, tous avaient les yeux humides et rougis par la fumée. L’arrivée de quatre étrangers, à deux heures, au milieu de cette famille solitaire, ne lui causa ni surprise ni émotion. La vieille femme resta la tête penchée sur sa chaudière, la jeune fille continua à tordre son fil de renne, et les enfans, inoccupés et immobiles, portèrent sur nous un regard plus hébété que curieux. Mais tout à coup un de nos compagnons de voyage s’avisa d’ouvrir son sac de tabac à fumer, et nous vîmes l’œil brun de la vieille femme étinceler : elle tendait la main avec une expression de convoitise peinte sur tous les traits de son visage. La jeune fille, qui jusque-là semblait nous avoir à peine remarqués, accourut aussitôt en articulant des mots inintelligibles pour nous. Quand elles eurent toutes deux les mains pleines de tabac, l’une d’elles en mit une partie dans sa bouche et enveloppa soigneusement le reste dans un morceau de toile ; l’autre alla chercher, sous ses peaux de renne, une vieille pipe noire et se mit à fumer avec un air de joie et de volupté inexprimables. Un autre de nos compagnons offrit à la vieille femme une pièce de monnaie norvégienne en papier représentant une valeur d’un franc. Mais elle le prit comme si elle ne savait ce que c’était, et lorsque nous sortîmes, elle remercia celui qui lui avait donné du tabac et ne s’occupa nullement de celui qui lui avait remis de l’argent.

Ce fut là notre dernière halte. Nous avions expié chacune de ces excursions à terres par les douleurs que nous faisait éprouver une armée de cousins qui voltigeaient autour de notre barque et nous harcelaient sans cesse, comme pour nous punir d’avoir envahi leur territoire. Nul vent ne soufflait dans notre voile, mais nos rameurs réalisaient tout ce que j’avais entendu dire de la force et de la persévérance des rameurs norvégiens. Ils portaient sans se lasser le poids de leurs lourds avirons. Tantôt debout, tantôt assis, ils nous faisaient courir sur la mer immobile. À huit heures du matin, nous touchions à la pointe de Hvalœ, et, deux heures après, nous abordions à la cale du port de Hammerfest.


X. Marmier.