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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/389

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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

En quittant chaque fois Besançon, Nodier y laissait un ami qu’il revoyait toujours ensuite avec bonheur, qu’il émerveillait de ses nouveaux récits, au cœur de qui il gravait comme sur l’écorce du hêtre les chiffres du moment, et que quarante années écoulées depuis lors n’ont pas arraché du même lieu. Weiss, cet ami d’enfance, bibliographe comme Nodier, et, qui plus est, homme d’imagination comme lui, l’un des derniers de cette franche et docte race provinciale à la façon du XVIe siècle, héritier direct des Grosley et des Boisot, l’excellent Weiss est resté dans sa ville natale comme un exemplaire déposé de la vie première et de l’ame de son ami, un exemplaire sans les arabesques et les dorures, mais avec les corrections à la main, avec les marges entières précieuses, et ce qu’on appelle en bibliographie les témoins. Qui donc n’a pas ainsi quelqu’un de ces amis purs et fidèles qui est resté au toit quand nous l’avons déserté, le pigeon casanier qui garde la tourelle ? mais l’autre souvent ne revient pas. C’est le tome premier de nous-même, et celui presque toujours qui nous représente le mieux. Pour savoir le Nodier d’alors, c’est bien moins le Nodier d’aujourd’hui, trop lassé de s’entendre, qu’il eût fallu interroger, que le témoin mémoratif et glorieux d’un tel ami, lorsque dans la belle promenade de Chamars, si pleine de souvenirs (avant que le génie militaire eût gâté Chamars), il s’épanchait en abondans et naïfs récits, et faisait revivre sous les grands feuillages d’automne les confidences des printemps d’autrefois, désespoirs ardens, philtres mortels, consolations promptes, complots, terreurs crédules, fuites errantes, une fenêtre escaladée, les années légères.

Je me représente Nodier à ces heures de jeunesse, lorsque, superbe et puissant d’espérance, ou, ce qui revient au même, prodigue de désespoir, il partit pour Paris du pied de sa montagne comme pour une conquête. Il n’était pas tel que nous le voyons aujourd’hui lorsqu’à pas lents, un peu voûté et comme affaissé, il s’achemine tous les jours régulièrement par les quais jusque chez Crozet et Techener, ou devers l’Académie les jours de séance, afin que cela l’amuse, comme dirait La Fontaine. « Vous l’avez rencontré cent fois, vous l’avez coudoyé, dit un spirituel critique, qui en cette occasion est peintre[1], et sans savoir pourquoi vous avez remarqué sa figure anguleuse et grave, son pas incertain et aventureux, son œil vif et las, sa démarche fantasque et pensive. » Prenez garde pourtant, attendez : il y a de la vigueur encore sommeillante sous cette immense lassitude, il sur-

  1. Portraits littéraires, par M. Planche.