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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/510

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vent être entendus qu’à l’aide d’une connaissance minutieuse des localités et du caractère distinctif des populations diverses dont se compose la monarchie péninsulaire. Ce sont là des choses qu’il est impossible d’apprendre ou de deviner hors de l’Espagne. C’est dire assez que Tirso ne peut être vraiment senti et goûté qu’à Madrid, et qu’à Madrid même, où pourtant il s’est opéré en sa faveur une si forte réaction, il ne peut être complètement apprécié que par un assez petit nombre de personnes.

De grands succès contemporains suivis d’un long oubli, une grande gloire locale qui n’a pas retenti à l’étranger, tel a donc été le sort de Tirso. Tel a été aussi, à des degrés différens, celui de la plupart des écrivains espagnols du XVIIe siècle. À cette communauté de fortune de tant d’esprits si diversement doués, il faut chercher sans doute, indépendamment des causes individuelles et secondaires, une cause première et générale. Cette cause, nous l’avons indiquée en parlant du changement absolu qui ne tarda pas à s’effectuer dans les mœurs, les habitudes, le goût littéraire du pays. Si ce changement eût eu lieu progressivement, par degrés, il eût sans doute diminué peu à peu la popularité des poètes qui avaient illustré le règne de Philippe III et celui de Philippe IV ; mais leurs noms, déjà consacrés par le temps, auraient survécu à cette révolution. Il n’en fut pas ainsi. À l’éclatante lumière que répandaient encore sous Philippe IV les lettres et les arts, et qui faisait illusion sur les misères d’une décadence politique et sociale déjà irrémédiable, succédèrent en un instant les plus profondes ténèbres. Les grands siècles littéraires sont ordinairement suivis d’une époque de critique et de philologie qui précède l’entier anéantissement du goût et du savoir : l’imagination, le génie créateur, ont disparu ; mais des esprits subtils, exacts, pleins de sagacité, se consacrent en quelque sorte à dresser l’inventaire des richesses intellectuelles amassées dans l’âge précédent, comme pour les mettre à l’abri du grand naufrage dont ils semblent avoir le pressentiment. C’est alors que se forment définitivement les réputations et que chacun est placé au rang que lui conservera la postérité. Cette époque intermédiaire, celle des Aristarque et des Quintilien, a manqué à l’Espagne. Il n’a pas été donné au génie espagnol de se recueillir en lui-même avant d’expirer, de jouir de sa gloire, de contempler ses œuvres, de les classer, de les commenter, de préparer, pour ainsi dire, le jugement que devaient en porter les générations futures et les peuples étrangers. La littérature castillane est morte tout entière et toute à la fois ; elle a cessé d’exister le jour où les richesses de la poésie et la puissance de l’imagination lui ont fait défaut. Encore un coup, l’Espagne a passé sans transition d’un jour éclatant à une nuit profonde, et lorsqu’elle a commencé, un demi-siècle plus tard, à sortir de ce sommeil léthargique, tout était tellement changé, qu’elle avait perdu le souvenir de son glorieux passé. Les grands poètes dramatiques du siècle précédent, ensevelis presque au milieu de leurs triomphes, surpris par la révolution qui venait de s’opérer avant d’avoir subi l’épreuve de la véritable critique, avant que l’opinion eût pu se mûrir sur leur compte, étaient tout-à-fait oubliés. Le texte plus ou moins défiguré d’une partie de leurs composi-