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« Je crois presque que je suis un des poètes de l’Allemagne. » L’année suivante, il écrivit, contre certaines tendances exaltées du moment, cinq sonnets intitulés les Apostoliques ; il publia aussi son beau poème, Salas y Gomez, empreint d’un vif souvenir des îles lointaines de l’Océan Pacifique. Il s’y montra supérieur dans l’art de manier la terzine dantesque. Dès ce moment fut fondée sa double réputation d’écrivain éminent en prose et en vers, dans une langue qui n’était point sa langue maternelle : exemple presque unique dans l’histoire des lettres.

Chamisso a laissé deux volumes de poésies détachées. Il est très difficile de donner une idée du mérite qui leur est propre. Le sujet est en général assez peu de chose. C’est presque toujours un fait sans importance, un incident fugitif de la vie de l’auteur, ou un récit qui l’a frappé, quelquefois un évènement du jour ; mais, sur ce fond sans étendue et sans nouveauté, il déploie souvent une rare énergie et une remarquable originalité de pinceau. Sa touche est franche, vigoureuse, son vers incisif et bien frappé. Il a su faire vibrer la corde nationale dans les ames allemandes ; et, après Uhland, il n’est peut-être pas de poète en Allemagne dont les œuvres soient plus fréquemment données en cadeaux, surtout par les fiancés à leurs fiancées. Entre les nombreuses pièces de vers de Chamisso que je pourrais citer, je choisirai celle qui, selon moi, est son chef-d’œuvre, le Château de Boncourt ; on se souvient que c’est le nom du manoir où il était né :

« Je me suis reporté en rêve aux jours de mon enfance, et j’ai secoué ma tête grisonnante. Que me voulez-vous, images que je croyais dès long-temps oubliées ?

« S’élevant du sein des bois touffus, un château reluit au soleil. Je connais les tours, les créneaux, les ponts de pierre, le portail.

« Les lions des armoiries semblent me regarder avec tendresse. Je salue ces vieux amis ; et je m’avance dans la cour féodale.

« Là, le sphinx est couché près de la fontaine ; là, le figuier verdoie. Là-bas, derrière ces fenêtres, j’ai songé mon premier songe !

« Je m’avance vers la chapelle du château ; je cherche le tombeau de l’aïeul. C’est ici. Ici la vieille armure est suspendue au pilier.

« Mes yeux, qui se voilent, ne lisent plus les lettres de l’épitaphe, quoiqu’une vive lumière brille à travers les vitraux coloriés.

« Ainsi, ô château de mes pères, tu es demeuré debout dans ma mémoire fidèle, et cependant tu as disparu de la terre ; la charrue passe sur toi.