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MARIE D’ÉNAMBUC.

que émotion pénible et violente. Un moment après, il se leva pour prendre congé du général ; puis, s’inclinant devant Marie, il lui fit ses adieux et sortit sans l’avoir regardée une dernière fois.

ii.

Deux heures plus tard, un silence profond régnait dans l’habitation, les lumières s’étaient éteintes une à une derrière les jalousies de bambou, et, selon l’usage, l’esclave chargé de fermer la porte principale en avait mis les clés au chevet du général. Il était près de minuit ; tout dormait, pourtant une faible clarté se montrait encore à la fenêtre de l’un des pavillons, et le rideau de gaze étendu devant le châssis se gonflait mollement au souffle de la brise : c’était la lampe de nuit allumée dans la chambre de Mme d’Énambuc qui répandait ces douteuses lueurs au milieu des plus profondes ténèbres qui eussent depuis long-temps voilé le ciel. La jeune femme venait de se faire déshabiller ; un ample peignoir flottait autour de sa taille déliée, et retombait sur ses petits pieds nus posés sur une natte de pite. Pensive et le front baissé, elle roulait machinalement les longues boucles de sa chevelure, et les emprisonnait sous le madras noué autour de sa tête comme un léger turban. Une esclave agenouillée devant elle tenait deux pantoufles de maroquin brodé, si étroites, si fines, qu’elles semblaient ne pouvoir chausser qu’un enfant. Ses autres femmes préparaient tout pour la coucher : l’une déployait le vaste pavillon de gaze qui environnait le lit, l’autre cachait sous un globe de porcelaine la lampe qui devait veiller toute la nuit ; une troisième rafraîchissait l’air en agitant un large éventail de feuilles de latanier emmanché d’un bambou. Un moment après, elles se retirèrent ; il ne resta près de Marie que l’esclave qui passait la nuit près d’elle, et dormait au pied de son lit. C’était une jeune fille qui ne ressemblait point aux autres femmes esclaves de l’habitation. Ses cheveux d’un noir brillant, ses traits délicats et sa peau d’un bistre clair décelaient une autre origine ; elle appartenait à ces tribus sauvages que les Européens avaient chassées, et dont les débris étaient dispersés dans les bois et le long des grèves de la côte orientale de l’île. L’Indienne avait la physionomie triste et le regard inquiet et vague, particulier aux races sauvages ; mais son sourire était plus doux, plus intelligent, et il y avait dans toute sa personne une certaine grace nonchalante qui n’appartient qu’aux femmes dont