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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/754

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REVUE DES DEUX MONDES.

levaient les étoiles plus pâles du ciel ; tout était calme et muet, hors la mer, dont les vagues irritées battaient le rivage avec un bruit sinistre.

Mme d’Énambuc était accoudée à l’une des fenêtres du fort, et son regard errait avec une morne distraction sur l’horizon immense, éclairé par les mourantes lueurs du jour. Le docteur Janson, debout derrière elle, avait l’air absorbé d’un homme qui songe à la solution de quelque problème.

Les appartemens du fort Saint-Pierre étaient meublés, comme l’habitation des Mornes, avec un luxe splendide et plein de contrastes. La salle d’audience, où était en ce moment Mme d’Énambuc, n’offrait nulle recherche élégante dans sa décoration : tout y était d’un style simple, riche et sévère ; aucune tenture ne cachait les murs, et il n’y avait point de vitres aux fenêtres devant lesquelles s’abaissaient des stores en satin blanc bariolés de peintures chinoises ; un tapis des Indes couvrait la table surchargée de lettres et de papiers comme celle d’un secrétaire d’état. Le portrait en pied du général, suspendu en face de la porte, était surmonté d’une espèce de dais ; il avait pour pendant un trophée d’armes formé avec le casque, les gantelets et l’épée du défunt, et au-dessus duquel était déployé le drapeau fleurdelisé que son guidon portait devant lui les jours de combat. Les fenêtres de cette vaste salle s’ouvraient sur des fortifications dont la mer baignait le pied ; même par un temps calme, on y entendait le bruit sourd et incessant des vagues, et la vue attristée ne rencontrait d’autre horizon que l’espace infini où se confondaient le ciel et les flots.

Mme d’Énambuc quitta lentement la fenêtre, et s’assit devant le portrait du général. Le docteur vint près d’elle, et, lui prenant le bras, il appuya ses deux doigts sur le pouls, qui vibrait avec une violence inégale. Au bout d’un moment, Marie retira sa main en secouant faiblement la tête ; le docteur réfléchit un peu, puis il dit tout à coup :

— Vous êtes malade, je le vois bien, madame ; mais qu’avez-vous ? je n’en sais rien.

— Ce que j’ai, docteur ? répondit-elle d’une voix brève ; je souffre, je me consume, je me meurs !

— Je le vois bien, répéta le médecin en la regardant en face ; mais pourquoi ?

— Parce que j’ai subi des épreuves au-dessus des forces humaines, parce que j’ai tout perdu, parce que je suis ici loin de tous les miens,