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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/797

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MARIE D’ÉNAMBUC.

défense que Marie lui opposait. Il y avait dans ses refus une sorte d’inertie contre laquelle les violences du comte se brisaient. Il était loin cependant de perdre toute espérance ; il comptait sur le temps, sur la persévérance de ses soins, et surtout sur l’isolement où était Marie : il ne savait pas quel espoir la faisait vivre. Un matin, c’était au commencement de l’hivernage, dix mois environ après le départ de Maubray, la petite reine se promenait sur la plage, appuyée au bras du docteur Janson ; Palida portait le vaste parasol bariolé de peintures chinoises et l’éventail de sa maîtresse ; quelques négresses suivaient à distance ; le vieux médecin avait l’air soucieux.

— Pourvu que toute cette canaille paie les rôles sans tuer les collecteurs ! murmura-t-il. Cinquante livres par tête de cette plante nauséabonde qu’on appelle ici pétun et tabac à Paris : il n’y a pas de pays au monde où la taille soit moins lourde.

— Je ne suis pas tranquille, dit Marie, depuis ce matin on entend dans les mornes le son des buccins ; ce sont des gens qui s’avertissent d’une habitation à l’autre, comme quand on voyait venir les peaux rouges.

— Ne serait-il pas à propos que le capitaine de la paroisse fût mandé ?… En cas d’émotion populaire, je crois qu’on peut compter sur lui et sur ses gens.

— Qui sait ? dit Marie en secouant la tête ; dans un moment d’effervescence, les rebelles entraîneront les gens paisibles. Dieu me garde d’ailleurs de voir les habitans armés les uns contre les autres !

En ce moment, le bruit éloigné des tambours se fit entendre, et bientôt on aperçut le long de la plage, du côté du Carbet, une foule d’hommes qui s’avançaient ; la plupart avaient des fusils et des piques, dont le fer aigu reluisait au soleil.

— Ils ont fourbi leurs armes ! s’écria le docteur. Toutes ces piques étaient rouillées et attachées au râtelier depuis la guerre des peaux rouges… Madame, ils en veulent peut-être à votre personne ; venez, rentrez dans le fort, faites fermer les portes.

— Pourquoi ? répondit Marie avec calme. S’ils viennent nous attaquer, qui pourra nous défendre ? La compagnie des gardes, soixante hommes contre cette multitude prête à nous assiéger ?… Rentrons au fort ; mais la porte restera ouverte, et c’est dans la grande cour que j’attendrai.

Cependant la troupe arrivait au pas de charge ; elle fit halte devant le fort. On put reconnaître alors qu’elle était composée d’une foule de colons des quartiers du Prêcheur et du Carbet ; la plupart avaient