Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/902

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
898
REVUE DES DEUX MONDES.

avait dévoilé les complots, il abandonna la partie, passa la frontière, et se réfugia à Perpignan.

Cette confiance, réelle ou feinte, parut cependant s’ébranler ; on vit le comte devenir peu à peu triste et taciturne. Il quitta un jour les opérations militaires, et, retournant à Berga, il appela en sa présence le brigadier Perez de Avila, commandant la première division, et lui dit ces propres paroles : « Vous saurez, mon ami, que les curés de la junte veulent me faire la barbe, j’aurai soin de les prévenir ; mais, en attendant, je dois m’entourer de précautions pour ma sûreté. Choisissez un officier d’une loyauté éprouvée et quelques soldats de toute confiance, et envoyez-les chez moi. » Perez de Avila obéit ; il chargea de cette mission le capitaine de grenadiers du 6e bataillon Borrés, qui, avec les meilleurs grenadiers de sa compagnie, se rendit à Berga et se présenta au comte. Celui-ci le reçut gracieusement et lui donna les instructions les plus minutieuses pour veiller à la conservation de ses jours.

Pendant quelque temps, cette escorte extraordinaire accompagna le comte partout. Lorsqu’il allait à la junte, le capitaine Borrés devait garder les avenues extérieures, et par intervalles s’introduire dans la salle des séances pour s’assurer de sa présence. Les mêmes précautions étaient prises quand le comte allait à la messe. Tout cela dura très peu. La mobilité d’esprit habituelle au comte était arrivée à un degré incompréhensible. Sans aucun motif connu, il fit appeler un matin le capitaine Borrés et lui dit sèchement : « Il est ridicule que vous m’accompagniez toujours avec vos grenadiers ; je ne crains personne, vous n’avez qu’à vous retirer avec vos soldats à votre bataillon. » Sans répliquer ni faire aucune espèce d’observation, Borrés obéit, et le comte revint à son escorte ordinaire de gendarmes[1] et de cosaques[2].

Comme il se trouvait, peu de temps après, avec la division d’avant garde et l’état-major, à Prats de Llusanès, une personne de confiance lui remit une lettre dans laquelle on l’avertissait que sa mort était positivement résolue. Bien que cette lettre fût anonyme, le comte en reconnut l’écriture, et il conçut une alarme réelle. Craignant qu’on n’attentât à ses jours le même soir, il fit appeler sur-le-champ les deux chefs de son escorte, il s’assura par lui-même de l’état des

  1. Le capitaine Borrés, pour avoir été pendant quelques jours chef de l’escorte extraordinaire du comte, se vit, après son assassinat, en butte à la haine implacable de la junte de Berga, et émigra pour échapper à la vengeance de ces furieux.
  2. Le comte d’Espagne avait créé en Catalogne un corps irrégulier de cavalerie qu’il appela Cosaques, et qui surpassaient ceux du Don en cruauté.