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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/967

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LA CHOUANNERIE EN BRETAGNE.

J’avais pris, avec le capitaine, la gauche du détachement, et nous marchâmes quelque temps en silence à côté l’un de l’autre. Le jour venait de paraître, la brume était tombée, et les oiseaux chantaient, en secouant leurs ailes, le long des haies vives. Mon compagnon me montra l’horizon illuminé de toutes les splendeurs du soleil levant.

— Une aurore d’Italie, citoyen, dit-il en souriant. Tithoni croceum linquens aurora cubile.

— Je vois que Virgile vous est aussi familier qu’Horace, observai-je.

— Voilà vingt ans que je les repasse dans la création, répondit-il ; il n’est point d’image qui ne me rappelle un de leurs vers.

— Depuis votre arrivée ici, vous devez vous rappeler aussi parfois ceux de Lucain.

— Hélas ! oui. Votre Bretagne est comme la robe sanglante du citoyen Jésus ; chacun en veut un morceau.

— Et vous n’entrevoyez point de terme à cette lutte impie ?

— Le moyen d’en espérer, tant que les représentans et les généraux auront des plans contraires avec des pouvoirs égaux ? Chacun agit ici séparément et sans responsabilité. En cas de succès, tout le monde se glorifie ; en cas de revers, on ne peut accuser personne. L’armée républicaine est d’ailleurs trop peu nombreuse. À force de répéter dans ses dépêches et ses journaux qu’elle comptait soixante mille hommes, le comité de salut public a peut-être fini par le croire ; mais la vérité est que nous en avons seulement trente mille pour garder quatre mille lieues carrées de pays et trois cent cinquante lieues de côtes ! Sur ce nombre, dix mille languissent dans les hôpitaux, dix mille n’ont point d’armes, tous manquent de souliers et de pain. J’ai vu près de Vitré une compagnie de grenadiers qui ne pouvait quitter ses barraques faute de vêtemens ; à Fougères, les soldats affamés ont mis en délibération s’ils mangeraient les cadavres. Tout cela ne serait rien, s’il s’agissait de décider la question dans une bataille : nous mènerions nos grenadiers au feu comme une bande de loups affamés ; tant qu’ils mâchent des cartouches, ils ne sentent point la faim. Mais ceci est une guerre des Mille et une Nuits ; nous combattons des génies invisibles : ce sont les arbres qui nous tirent des coups de fusil. Avons-nous le dessus, tout rentre en terre ; nous ne trouvons plus que des paysans qui labourent, des femmes qui filent, des enfans qui nous ôtent leurs bonnets. Sommes-nous forcés de céder, chaque fossé produit un combattant, chaque souche de genêt se change en ennemi ; il n’est point d’enfant, de femme ou de paysan qui n’ait pour nous une pierre ou une balle.