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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/971

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LA CHOUANNERIE EN BRETAGNE.

une douleur mêlée de rage son chapeau, qu’il avait laissé tomber à terre :

— C’est bien, dit-il avec un accent profond ; les royalistes m’ont tué ceux que j’aimais, et les bleus m’arrachent mon dernier morceau de pain. Puisqu’il n’y a de justice d’aucun côté, maintenant je saurai que c’est à chacun de se la faire.

Et étendant les mains vers les moissonneurs :

— Coupez, coupez le blé du pauvre, continua-t-il ; mais, aussi vrai que je suis un chrétien, je redemanderai à d’autres ce qu’on m’enlève aujourd’hui.

Les soldats répondirent par des menaces et des huées ; mais Claude ne parut point y faire attention ; il promena un dernier regard sur la moisson déjà à demi fauchée, croisa les bras sous son manteau de peau de chèvre et se retira lentement. Nous le suivîmes des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu derrière les haies touffues.

— Encore un soldat de plus pour ces bandes ennemies de tout ce qui vit et de tout ce qui possède, murmura le capitaine. Nous ne pouvons vivre ici qu’en violant tous les droits, et chaque droit violé nous crée un implacable ennemi. Cette guerre tourne dans un cercle vicieux, citoyen ; c’est un syllogisme sans issue dont la conclusion répète sans cesse la majeure.

Cependant le blé avait été coupé, lié en gerbes, puis chargé sur les chariots : le détachement reprit sa marche, et nous arrivâmes à Montcontour. Le capitaine y laissa quelques-uns de ses moissonneurs pour battre le grain, et après une heure de repos on se remit en marche. À mesure que nous avancions, la campagne prenait un aspect plus désolé. Les haies bordant le chemin avaient été récemment abattues afin d’ôter aux chouans toute facilité pour leurs embuscades ; les champs en friche étaient couverts de hauts chardons brûlés par le soleil ; à peine si l’on apercevait de loin en loin quelques sillons dont le chaume verdâtre annonçait une moisson faite avant le temps par besoin ou par crainte de rapine. Nulle trace de roues sur le chemin, nul chant de pâtre sur les collines, nul bruit à l’horizon ; les villages eux-mêmes semblaient abandonnés. Chaque maison était soigneusement close, chaque puits dégarni de sa corde et de ses seaux, chaque étable muette. Cependant la litière du pourpris était récemment foulée, quelques cheminées fumaient encore ; tout annonçait que la population était là il y avait à peine quelques instans, et qu’elle avait disparu tout entière d’un seul coup et comme par enchantement.

— Notre approche a été annoncée, me dit le capitaine. Je ne saurais