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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/229

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BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

vous conjure à genoux de me supporter : ne plus vous être rien qu’une connaissance indifférente serait bien pis que les persécutions des sottes gens qui font le sujet de cette sotte lettre. Aussi faut-il avouer qu’il est bien sot à moi de tant vous en occuper. Dans une lettre à vous, pourquoi nommer Cerbère et les Furies ? Mais j’ai des momens d’humeur et d’indignation qui ne me laissent pas le choix de les contenir. Je répète tous les jours plus sincèrement le vœu qui terminait ma dernière lettre, et j’attends la tempête comme un autre le port.

« À propos, madame, j’ai pensé au moyen de vous écrire de la cour où je vais tout ce que je croirai intéressant ou tout ce que j’aurai envie de vous dire. C’est à l’aide de vos petites feuilles. Je prendrai le numéro de la page, etc. (suit un détail de chiffre). Je vous prouverai ce que mes lettres ne doivent pas vous avoir fait soupçonner jusqu’ici, et ce qui m’est très difficile quand je vous écris, que je sais être court. Si cependant cela vous fatigue, écrivez-moi seulement : « Plus de numéros. »

« Adieu, madame. À genoux je vous demande votre amitié et, en me relevant, une petite lettre à poste restante. En vous écrivant, je me suis calmé. Votre idée, l’idée de l’intérêt que vous prenez à moi, a dissipé toute ma tristesse. Adieu, mille fois bonne, mille fois chère, mille fois aimée. »


La moquerie pourtant et le sentiment du ridicule ne font jamais faute long-temps avec lui ; tout ce qui y prête et qui passe à sa portée est vite saisi. Et en même temps on notera cette continuelle mobilité d’impressions d’un homme qui, à cet âge, semble déjà avoir vécu de tous les genres de vie, qui va devenir courtisan et chambellan, qui a peu à faire pour achever d’être le plus consommé des mondains, et qui tout d’un coup, par accès, se reprend à l’idée de ces doctes et vénérables retraites telles qu’il les a pratiquées dans ses années d’études à Erlang ou à Édimbourg, car tour à tour il a été étudiant allemand, et il s’est assis autour de la table à thé de Dugald Stewart.

Gœttingue, le 28 février 1788.

« J’ai failli rester ici ; le goût de l’étude m’a repris dans cette ville universitaire, et si je n’avais couru la poste, j’eusse planté là mes projets de courtisan. — Il est encore une autre circonstance qui aurait pu déterminer mon changement de plan. J’ai fait une visite au professeur Heyne[1] et j’ai vu sa fille.

  1. Le célèbre philologue.