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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/268

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REVUE DES DEUX MONDES.

Suisse républicain et très candide, il vient de perdre à peine son air enfantin. Quelques lettres d’un émigré rentré et ami de Mme de Charrière nous le peignent alors sous son vrai jour extérieur ; nous savons mieux que personne le dedans :

Paris, 11 messidor.

« J’ai vu notre compatriote Constant[1] ; il m’a comblé d’amitiés… Vous avez vu de son ouvrage dans les nouvelles politiques du 6, 7, 8 messidor… Benjamin est de tous les muscadins du pays le plus élégant sans doute. Je crois que cela est sans danger pour sa fortune. On fait bien des choses avec un louis de Lausanne quand il vaut 800 francs, et que les denrées ne sont point en raison de la valeur de l’or… Il me paraît conserver ici la même existence d’esprit que M. Huber lui avait vue à Lausanne. Il ne dit rien. On ne le prend pourtant pas pour un sot… Tout cela voit beaucoup un jeune Riouffe, qui est auteur des Mémoires d’un Détenu, qui ont eu de la célébrité. Ce Riouffe est extrêmement aimable… Benjamin est logé dans la rue du Colombier ; j’ai cru voir dans ce choix un souvenir sentimental. »

23 messidor.

« … L’aimable jeune homme ! car il est vraiment aimable, vu avec beaucoup de monde. Le salon de l’ambassade lui vaut mieux que le petit cabinet de Colombier. Quand on est entouré de beaucoup, on veut plaire à beaucoup et on plaît beaucoup plus. Vous ne serez pas fâché contre moi, n’est-ce pas ? Si vous n’étiez pas si sauvage, que vous voulussiez rassembler dans votre cabinet vingt-cinq personnes, que l’un fût girondin, l’autre thermidorien, l’autre platement aristocrate, l’autre constitutionnel, un autre jacobin, dix autres rien, alors j’aimerais à voir Constant écouté de tous à Colombier et goûté par tous. Le salon d’ici lui va mieux… Le salon le fatigue, il n’en peut plus. Sa santé se délabre, son physique si grêle souffre déjà ; cette taille, qui était tout-à-coup devenue élégante, reprend aujourd’hui cette courbure que Mlle Moulat[2] a si bien saisie. Il dit qu’il pense à la retraite : il soupire après la douce solitude de l’Allemagne… Je sors de chez lui. J’ai mangé des cerises avec lui… il s’est endormi au milieu de notre déjeuné. Nous avons reparlé de la soirée d’hier et de ce Riouffe dont je vous ai déjà parlé. Il est impossible d’avoir plus d’esprit que ce jeune homme et une expression plus heureuse. Ce jeune

  1. L’émigré qui écrit ces lettres à Mme de Charrière s’était fait naturaliser en Suisse ; c’est pour cela qu’il dit notre compatriote.
  2. Elle faisait fort bien les silhouettes.