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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/592

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et comme une offrande à leur muse sévère, sacrifient sans hésiter l’épisode de la pomme ; plusieurs même rejettent l’existence de Gessler.

Il est pourtant remarquable qu’au milieu de tant d’opinions contraires, si l’on en vient à poser cette question : Guillaume Tell a-t-il ou n’a-t-il pas existé ? oui ou non ? notre archer a pour lui, non-seulement le nombre, mais l’importance des voix. Jacob Grimm ne doute pas de la fin tragique de Gessler, ce qui suppose l’existence d’un homme obscur et hardi luttant avec le gouverneur ; mais nous n’avons de cet homme, dit-il, que le mythe et nullement l’histoire réelle. Le nom même de Tell serait aussi symbolique d’après lui ; il le rapproche du latin et du grec telum, βέλος, qui signifient trait, de Bell et Velent, archers des sagas scandinaves, et même, ce qui est un peu fort, de Bellerophon[1]. M. Léo, professeur à Halle, parle fort dédaigneusement, dans sa partialité pour l’Autriche, des montagnards insurgés ; mais il ne doute pas que l’un d’eux ne se soit fait remarquer par un coup de tête. M. Ideler, qui est mort dernièrement professeur à Berlin, ne rejette que le trait de la pomme, sur lequel porte essentiellement son travail : il regarde le reste comme solidement établi. M. Hæusser, dont le mémoire a été couronné par l’université de Heidelberg, a le premier soumis la question dans son ensemble au point de vue rigoureux de la critique moderne, discutant les systèmes, exposant et distinguant les sources. Il arrive aussi à cette conclusion : « L’existence d’un personnage appelé Guillaume Tell ne saurait nullement être mise en doute. » Il ne croit point que le héros soit un mythe, mais il pense que ses actions, remarquées du peuple seulement, n’eurent pas l’importance que la tradition leur attribue ; qu’enfin cette tradition est telle aujourd’hui qu’elle a presque perdu tout caractère historique, et ne repose plus que sur le travail poétique des âges postérieurs. M. Aschbach, connu par plusieurs savans travaux d’histoire, a suivi très particulièrement cette question ; tout en se montrant plus difficile encore et plus sceptique que M. Hæusser, il paraît admettre aussi la réalité d’un personnage, arbalétrier fameux, désigné par les noms ou surnoms de Guillaume Tell, et ne regarde point le débat comme terminé[2]. En revanche, un autre critique allemand, M. Jalin, adopte non-seulement les conclusions de M. Hæusser, mais il incline à penser que le récit traditionnel contient peut-être moins de fiction et plus de réalité que ne le veut l’auteur du mémoire ; poétique ou non, un tel récit ne s’expliquerait guère, selon M. Jahn, si le héros n’avait pas été le principal auteur d’une délivrance nationale[3]. En Suisse, M. Heusler, que nous avons déjà cité, trouve la tradition de Guillaume Tell concordante, dans ses traits essentiels, avec ce qu’on sait, par les

  1. Grimm, dans le Deutsches Museum de Fr. Schlegel, iii, 58 ; Hæusser, p. 97 ; Idelec, p. 73 ; Hisely, p. 458.
  2. Heidelberger Jahrbücher der Litteratur (1836), no 61, et 1840, no 32 et suiv.M. Aschbach a fait une histoire des Ommiades d’Espagne. Il est maintenant professeur à Bonn.
  3. Neue Jahrbücher fur Philologie (1840), t. XXX.