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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/764

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REVUE DES DEUX MONDES.

terton ; — les niais, comme Ireland ; — les maladroits et les calomniateurs, comme Lauder ; — enfin un maître, un habile, l’Écossais Macpherson, qui trompe un siècle entier, l’Europe, l’Amérique et Napoléon Bonaparte.

La France, si féconde à la même époque en intelligences actives et brillantes, n’offre alors aucun phénomène analogue. D’où vient cela ? Peut-on rapporter à une cause unique, telle profonde ou singulière qu’elle soit, la réunion de ces inventeurs, ou, si l’on veut, le groupe animé de ces falsificateurs anglais, sous la dynastie des Nassau ? Que voulaient-ils enfin ? que prétendaient-ils ? ont-ils réussi ? et quelle place réelle occupent-ils dans la vie intellectuelle des temps modernes ? Ce sont des problèmes dont la délicatesse est piquante et dont les rapports sont assez vastes pour intéresser l’esprit et solliciter la curiosité.

Dès que l’on descend à quelque profondeur dans cet examen littéraire, on s’éloigne peu à peu de la littérature proprement dite, et surtout des régions d’agrément, d’élégance, d’ornement et d’art. Les passions et les intérêts se montrent nus et dominateurs. L’amour-propre s’efface et s’évanouit. C’est une cause politique à laquelle Daniel De Foë se dévoue ; c’est une hypocrisie religieuse que Psalmanazar exploite ; c’est un patriotisme souffrant que Macpherson caresse ; c’est une fureur jacobite que Lauder satisfait, c’est sur une ferveur de mode que Chatterton et Ireland essaient de bâtir leur fortune. On reconnaît chez tous ces hommes, méprisables ou distingués, une certaine âpreté commerciale qui ne les abandonne pas, jusqu’à la réussite, et dont les plus frivoles ne sont pas exempts. Les voir de près, étudier leurs motifs en même temps que leurs œuvres, c’est soumettre à une analyse définitive la plus curieuse phase de la civilisation moderne, la société politique de l’Angleterre au temps de Voltaire, de Walpole et de Chatham.

Repoussons, avant tout, les opinions acquises. Se tromperait fort qui croirait, par exemple, que Daniel De Foë, l’auteur de Robinson Crusoé, passait de son vivant pour un romancier inventeur de fictions. C’était un publiciste très grave, ministre dissident, attaché au pilori pour avoir médit de l’église anglicane, ami de Guillaume III, et qui lui donna la première idée de la caisse d’épargne, de l’hôtel des marins invalides, des maisons d’asile et de plusieurs institutions philanthropiques du même ordre. Ce fondateur des revues périodiques, pamphlétaire infatigable, passa vingt ans à prêcher à l’Angleterre ses argumens calvinistes, et vingt autres années à inventer des anecdotes et