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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/774

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prise pour dupe, il fut à son tour conquis par elle. La honte pénétra dans sa conscience, et il était prêt à faire amende honorable de ses mensonges formosans, si ses amis calvinistes ne l’en eussent empêché, effrayés des railleries auxquelles cette découverte les exposait. L’évêque Compton avait déjà placé l’alphabet formosan et la traduction de la Bible parmi les curiosités les plus précieuses de sa bibliothèque ; il eût été cruel de le désabuser. Psalmanazar, qui ne voulut jamais révéler le nom véritable de la famille française à laquelle il appartenait, se contenta d’écrire pour diverses entreprises de librairie une relation nouvelle de l’île de Formose, destinée à rectifier d’après les sources les fictions inventées par lui. Après avoir appliqué à plusieurs ouvrages assez remarquables les facultés d’un esprit d’ailleurs distingué, il parvint à l’âge de quatre-vingt-treize ans, entouré de la considération et de l’admiration publiques. Alors presque tous ses complices ou ses dupes ayant disparu de la scène du monde, il écrivit ses mémoires[1], une des plus curieuses confessions qui existent, avis assez notable sur la facilité de duper les masses, quand on sert leurs passions. Ce livre, bien écrit, contemporain de Fielding, qui attaquait l’hypocrisie dans son Tom Jones, fit peu de bruit ; les calvinistes, maîtres d’une population sympathique, étouffèrent une mystification plaisante, qui doit occuper sa place distinguée parmi les fraudes littéraires d’ordre supérieur.

Si vous fondez ensemble les poésies formosanes de ce hardi faussaire et les créations pseudonymes de Daniel De Foë, vous obtenez d’avance Ossian le poète keltique et Macpherson, son inventeur ; mais, avant d’arriver à ce grand triomphe de la supercherie littéraire au XVIIIe siècle, il faut traverser encore un épisode assez digne d’intérêt. Une renommée poétique à la fois et politique, adoptée avec amour par les calvinistes et les protestans, relevée et commentée par Addison, déplaisait singulièrement aux débris vivans encore du parti jacobite ; je veux parler de Milton. Les écrivains tories ne le citaient qu’avec répugnance ; ils admettaient avec peine au nombre des poètes le presbytérien, le secrétaire de la république, le chantre inspiré de la prédestination. À la fin du XVIIIe siècle, Samuel Johnson essayait encore de rabaisser son génie, et ce critique célèbre, qui vantait Sprat et Collins, poètes médiocres, dépréciait le poète épique de la Grande-Bretagne. Pour comprendre l’histoire littéraire de ce pays, il faut y

  1. Memoirs of G. Psalmanazar. London.