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Brander, ce Falstaff de Leipsig, n’est-il pas chargé de représenter l’épicuréisme populaire et sa grossière indifférence ? Il serait difficile de le dire. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce mot a été maintes fois rappelé aux poètes par la critique. Or, en ce moment, voici toute une armée d’écrivains qui se révoltent contre la sentence de Goethe. Maître Brander n’empêchera plus maître Frosch de chanter sa chanson ; le compère tiendra bon et criera si fort, qu’il faudra l’écouter. Écoutons-le donc. Certes, je me garde bien de souscrire aux dédaigneuses paroles que je viens de citer ; il s’agit seulement de savoir si ces poètes, aujourd’hui si fiers, auront su trouver la vraie poésie politique de leur pays. Toutes ces protestations bruyantes n’ont point de valeur, si elles ne sont accompagnées de quelque témoignage qui défie la critique. Il y aurait, au contraire, un moyen sûr de faire oublier, sans tant de violences, la phrase moqueuse du poète de Weimar : ce serait de produire quelque chef-d’œuvre et de donner un Béranger à l’Allemagne.

Avant cette émeute dont j’ai à m’occuper aujourd’hui, avant cet avènement hautain de la poésie politique, il y a eu, dans l’histoire de ces vingt dernières années, une tentative assez semblable. Un esprit d’opposition, plein de jeunesse, de nouveauté, et animé d’une légitime audace, s’est produit avec éclat dans des vers que l’Allemagne n’a pas oubliés. La poésie, la vraie poésie, offensée trop souvent par les prétentions orgueilleuses de la nouvelle école, était toujours respectée hautement par ce chaste écrivain, et jamais, au plus fort de sa colère et de ses véhémentes apostrophes, jamais il n’avait laissé s’altérer le noble langage auquel il confiait l’expression de sa pensée. M. Anastasius Grün, car c’est de lui que je parle, a véritablement ouvert la direction nouvelle, le nouveau mouvement poétique qui, depuis quelques années, a transformé les lettres allemandes ; mais il a toujours évité les écueils où plus d’un, parmi ceux qui l’ont suivi, ont donné tête baissée. La langue que parle M. Grün est toujours la belle langue poétique d’Uhland ; il se rattache à cette charmante école de Souabe, si vraiment nationale, si bien parée de toutes les graces de la nature germanique ; seulement il y fait apparaître un élément nouveau. Tandis qu’Uhland chante la patrie, tandis qu’il vit sur un fonds d’idées générales, M. Grün introduit dans l’école de Souabe quelque chose de plus particulier, il descend aux applications directes, aux problèmes les plus rapprochés, aux questions de chaque jour, et il appelle Rollet un fripon. Les Promenades d’un poète viennois sont le premier témoignage de la poésie politique si accréditée en ce moment, et on peut dire qu’elles en sont demeurées le modèle.