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du spectateur complète sur-le-champ ce qui peut être sous-entendu, et fait en quelque sorte vivre chacun des personnages. L’oeuvre la plus complète et la plus travaillée atteindrait difficilement à une réalité si pathétique. L’attitude passionnée et presque maternelle du page mystérieux dont le sexe, à ce moment suprême, est subitement révélé ; l’inexprimable désolation qui se peint sur son visage, ce regard ardent et désespéré qu’il attache sur la face de son maître expirant, tout cela ne peut être trouvé si heureusement et reproduit à si peu de frais que par un homme de génie. Cette attitude et ce regard de l’amante se gravent tout aussitôt dans la mémoire ; on ne peut plus les oublier. Les Comédiens et Bouffons arabes du même peintre sont une œuvre plus considérable, mais moins intéressante ; c’est de la peinture descriptive, et M. Eugène Delacroix exprime mieux qu’il ne décrit. On ne se rend pas bien compte de l’action, et il y a de la confusion dans ces groupes. Le fond du paysage nous paraît d’un vert beaucoup trop uniforme et vient en avant. C’est une débauche de coloriste comme Rubens s’est plu à en faire. La Mort de Valentin est plus librement traitée. Ce sont toujours d’admirables indications de mouvement, de forme et d’expression ; mais cette fois ce ne sont que des indications. Le Lion dans son antre, le Lion éventrant une chèvre, peuvent être considérés comme d’énergiques et merveilleux délassemens de l’imagination la plus intelligente et la plus féconde, et du plus vaillant pinceau que nous connaissions.

Dans son tableau du Christ au tombeau, M. Eugène Delacroix a tenté de se compléter, et cela sans rien sacrifier de son originalité. C’est, du reste, déjà fort méritoire que de garder son originalité et, qui plus est, de savoir être nouveau en traitant un sujet si rebattu. L’expression est puissante et pathétique, et la couleur d’une vigueur et d’une richesse singulière. L’attitude des saintes femmes et de saint Jean qui, agenouillé sur le premier plan du tableau, pleure en tenant la couronne d’épines, est digne des meilleurs maîtres italiens ; c’est de la réalité, mais de la réalité noble, abstraite, idéalisée, la réalité telle que les grands peintres l’ont comprise et exprimée. Le corps du Christ est d’une grande faiblesse de dessin ; les formes sont pauvres, communes et imparfaitement indiquées. Que manque-t-il à M. Eugène Delacroix pour se placer au premier rang des artistes du siècle ? Un contour plus écrit et plus de respect pour la forme.

De M. Eugène Delacroix à M. Auguste Couder, il y a toute l’épaisseur de deux ou trois systèmes. Ce dernier est aussi naturaliste que l’autre est spiritualiste, aussi net, aussi soigné que l’autre est inculte et sauvage. Le premier abuse des ressources du clair-obscur, le second les ignore ; M. Delacroix sent et exprime, M. Couder raconte. La Mort de Lara, le Christ au tombeau, sont autant de poèmes bizarres, mais saisissans ; le Serment du jeu de paume est un article de journal bien fait.