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nions et des humeurs qui, attelées à une même besogne, tiraient pourtant très rarement ensemble. Il suffit d’avoir fréquenté les clubs un peu avancés pour savoir à fond que l’Hôtel-de-Ville vivait en très mauvaise intelligence avec le ministère de l’intérieur ; entre les deux nageait la barque de la préfecture de police, une forte barque, bien armée, conduite par un vigoureux rameur ; à côté de la préfecture officielle, il y en avait même une autre plus ou moins clandestine, qui ne mettait pas tant de mystère dans ses sympathies et les appuyait avec des condottieri qui ne relevaient de personne que d’eux-mêmes. Au-dessus de ces discordes, tantôt en germes et tantôt épanouies, planait heureusement M. de Lamartine, qui maintenait tout par son caractère et couvrait tout de sa popularité. On aurait cru que ce rôle de modérateur devait le fatiguer, et qu’il serait bien aise d’embrasser enfin avec une préférence plus marquée celui des deux partis où tout le monde lui voyait sa place, une grande place.

L’assemblée nationale l’avait ainsi compris, et, quoiqu’elle n’ait pas indiqué son sentiment avec toute l’énergie possible, elle en avait cependant assez témoigné pour que M. de Lamartine y cédât, s’il lui eût convenu d’y céder. Les députés des départemens et bon nombre des députés de Paris n’étaient pas enchantés de la politique spéciale du ministère de l’intérieur. Le Bulletin de la république, même après les justifications empressées de son éditeur responsable, n’avait guère trouvé de panégyristes. On n’eût pas demandé mieux que de rendre tout-à-fait à ses loisirs cette rédaction anonyme, qui s’était cependant tout d’un coup fort adoucie. Bref, la nomination de M. Buchez à la présidence était au pied de la lettre une première victoire de l’Hôtel-de-Ville sur le ministère de l’intérieur, et elle eût été suivie d’une seconde plus complète, si l’assemblée, adoptant les conclusions de ses bureaux, eût élu directement un conseil de ministres, au lieu de former d’abord une commission exécutive. Il était en effet beaucoup plus commode d’élaguer un ministre d’une liste d’autorités purement administratives que d’écarter un révolutionnaire éminent du comité suprême qui devait représenter l’action générale de la révolution. L’assemblée nationale ne voulait pas et ne voudra jamais toucher à la révolution même ; elle eût seulement aimé qu’on l’administrât autrement. Quelques membres du gouvernement provisoire semblaient fort de cet avis ; M. Crémieux en était ouvertement, et l’on prétendait, sur raisons probantes, que l’avis ne choquait pas trop M. de Lamartine.

M. de Lamartine a brusquement détourné l’assemblée de cette pente qu’elle paraissait décidée à suivre. Il a posé nettement la question. D’autres avaient parlé de la balance des pouvoirs, de l’avantage permanent qu’on gagnerait à séparer en principe l’exécutif du délibérant. M. de Lamartine a dit simplement et explicitement qu’il ne voulait point être là où ne serait point M. Ledru-Rollin. Était-ce générosité, était-ce calcul ? était-ce une vue supérieure d’une politique raffinée ? Nous ne chercherons point à rien pénétrer. Indécise comme nous le sommes nous-mêmes entre toutes ces suppositions, l’assemblée a témoigné cependant avec une certaine vigueur qu’il ne lui plaisait pas qu’on lui imposât ainsi des arrangemens qu’on pouvait croire trop individuels. Elle a subi le désir de M. de Lamartine, mais elle l’a mis avec M. Ledru-Rollin au dernier rang de la commission des cinq. L’assemblée n’oubliera pas plus que la France les immenses services que M. de Lamartine a rendus à la patrie dans ces derniers