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M. de Balzac dans son roman, comme il imite M. Théophile Gautier dans quelques autres fragmens qui ont été récemment publiés. L’auteur de Madame Bovary appartient, on le voit, à une littérature qui se croit nouvelle, et qui n’a rien de nouveau, hélas ! — qui n’est même pas jeune, car la jeunesse, en ne s’inspirant que d’elle-même, a moins d’expérience, moins d’habileté technique, et plus de fraîcheur d’inspiration. M. Gustave Flaubert imite M. de Balzac, disons-nous ; il imite du moins tous ses procédés, ses descriptions minutieuses, ses prétentions d’analyse et de dissection, ses néologismes étranges et barbares : il ne peut parvenir à s’assimiler cet art qui a mis parfois un cachet si vigoureux dans les ébauches puissantes ou grossières de l’auteur du Père Goriot. Qu’est-ce donc que cette héroïne de la Normandie, madame Bovary ? C’est encore une femme incomprise de province, qui passe des Ursulines, où elle a fait son éducation, à la ferme de son père, qui prend un petit verre de curaçao avec son prétendu, accepte pour mari un pauvre officier de santé veuf, se donne sur son chemin deux ou trois amans, fait une banqueroute de huit mille francs pour satisfaire ses goûts de luxe, et finit par s’administrer une forte dose d’arsenic qu’elle dérobe chez son ami l’apothicaire Homais, notable de Yonville-l’Abbaye, arrondissement de Neufchatel. Les perplexités d’un pauvre médecin vulgaire et obtus, la suffisance de l’apothicaire voltaii’ien, un étudiant en notariat, un jeune fermier dégrossi homme à iDonnes fortunes, les petitesses de la vie de province, c’est là le monde où l’auteur a placé la figure resplendissante de son héroïne.

Pour une personne d’un tempérament si idéal, c’est vraiment du malheur de ne rencontrer qu’un étudiant en notariat pressé d’acheter une étude et de se ranger, ou un jeune et robuste fermier gâté par ses succès auprès des Danaé du théâtre de Rouen. Pour une femme qui s’est si bien accoutumée dans la ferme de son père à goûter toutes les somptuosités de la vie la plus raffinée, il est cruel, on n’en peut disconvenir, de rester en route faute de huit mille francs. L’aventure est peu poétique ; elle prouve de plus ce qu’il y a de danger pour une femme de province à faire des dettes et à poursuivre un peu trop ardemment l’idéal par la commodité de l’Hirondelle, voiture qui fait le service de Yonville-l’Abbaye à Rouen. On finit par l’arsenic, et c’est ce qui a fait sans doute que la justice, qui avait évoqué ce roman devant elle pour certains détails un peu libres, a fini par lui donner bien heureusement l’absolution légale pour le renvoyer devant son vrai juge, qui est le bon goût. Ce n’est pas, il faut bien le remarquer, que Madame Bovary soit un ouvrage où il n’y ait point de talent ; seulement dans ce talent il y a jusqu’ici plus d’imitation et de recherche que d’originalité. L’auteur a un certain don d’observation vigoureuse et acre ; mais il saisit les objets pour ainsi dire par l’extérieur sans pénétrer jusqu’aux profondeurs de la vie morale. Il croit tracer des caractères, il fait des caricatures ; il croit décrire des scènes vraies et passionnées, ces scènes ne sont qu’étranges ou sensuelles. Par une bizarrerie de plus qui ne saurait surprendre, ce roman contient évidemment une idée, une pensée sociale, bien que cette pensée ne soit point facile à démêler, et l’auteur, sous forme de compliment, dit à l’avocat qui l’a défendu, à M. Senart, que par sa magnifique plaidoirie il a donné à l’œuvre une autorité imprévue. Que la parole de M. Senart ait donné une autorité imprévue à Madame Bovary, il est inutile de le rechercher ; il resterait à savoir si