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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/233

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cet homme eût bonne mine et grand air, qu’il eût la jambe leste, l’œil vif, la perruque bien poudrée, et qu’il sût galamment manier une épée. Le vice en talons rouges, la corruption en habit brodé, beaucoup d’élégance, infiniment d’aplomb, de la bravoure et de l’esprit argent comptant, de la dignité même parfois, voilà Mattheson. Chez lui, le grand seigneur et l’aventurier se coudoient; il y a de l’homme de génie et de l’enfant perdu. Pour savant, il l’était autant qu’on peut l’être et versé à fond dans le répertoire universel des connaissances humaines : un véritable cerveau encyclopédique, Léonard de Vinci doublé de Cagliostro. Virtuose, maître de chapelle, diplomate, organiste, jurisconsulte, courtisan, il avait épuisé l’érudition, pratiqué tous les arts, exercé tous les métiers. Qui l’eût pris en défaut sur les langues modernes eût été bien habile, et quant à l’antiquité grecque et latine, il en possédait l’alpha et l’oméga. Parlerai-je de ses connaissances musicales lorsque chacun sait qu’il fut le théoricien le plus habile de son siècle? Remarquez toutefois que je dis théoricien, et non point compositeur, car l’imagination était sa partie faible, et ses écrits sur la musique l’emportaient de beaucoup sur sa musique même, laquelle n’avait guère que des qualités médiocres, qu’encore on n’osait pas lui reprocher tout haut, car maître Mattheson n’entendait point raillerie sur l’article, et sa rapière aimait fort à reluire.

Après avoir commencé par l’étude de la musique, nous le voyons passer d’abord à la jurisprudence, et plus tard servir en qualité de page chez le comte de Güldenlow, vice-roi de Norvège, où il apprit les manières de la cour et la pratique des affaires, tour à tour compositeur, écrivain, secrétaire d’ambassade, et se mêlant avec un égal succès de beaux-arts, de littérature et de politique. Un trait pour caractériser l’espèce d’ubiquité musicale de ce singulier personnage et montrer ce qu’était l’art dramatique à cette époque : dans les opéras écrits par lui, — mais cela seulement aux beaux jours de sa jeunesse, car plus tard, étant devenu sourd, il dut abandonner complètement la pratique pour la théorie, — dans les opéras de sa composition, Mattheson s’attribuait d’ordinaire une des premières parties, qu’il exécutait en virtuose de renom. Or, quand il lui arrivait d’avoir fini son rôle avant la chute du rideau, il n’avait garde de se tenir pour satisfait, et cherchait à se rendre utile sous une autre forme. Ainsi dans sa Cléopâtre, où il jouait Antoine, on le voyait héroïquement se poignarder sur la scène, puis un moment après ressusciter au pupitre du chef d’orchestre et conduire l’opéra jusqu’à la dernière mesure. Tout ce qu’avait lu cet homme, tout ce qu’il avait amassé d’érudition classique épouvanterait un philosophe. D’ailleurs, s’il faut ne rien cacher, l’érudition était alors bien autrement que de nos jours en honneur dans la littérature musicale, et ses instincts naturels ne portaient nullement notre homme à mettre sa lumière sous le boisseau. C’était le temps des hautes investigations et des savantes hypothèses, le temps des philologues et des bonnets carrés. Athanasius Kircher tenait en émoi toutes les imaginations avec sa prétendue découverte de la musique des anciens Grecs, et dans un divertissement donné à la cour de Suède, le grave professeur Meibom, qui ne se contentait point de si peu, s’évertuait à danser une gigue lydienne sur une ariette de ballet composée au siècle de Périclès.

Critique, polémiste, agitateur, polygraphe, Mattheson a produit, je ne dirai