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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/237

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tarentule, et l’histoire du castrat Farinelli, dont la voix charmait les sombres ennuis du roi d’Espagne, lui sert à classer l’art des sons dans la psychiatrie. C’est avec la même gravité naïve qu’un autre écrivain illustre de la pléiade, Marpurg, divise son histoire de la musique en diverses périodes : la première qui s’étend depuis Adam et Ève jusqu’au déluge, la seconde qui va du déluge à l’expédition des Argonautes, et enfin la troisième qui comprend le siècle de Pythagore, où il s’arrête. Et pourtant, qui le dirait ? en dépit de ce fatras ridicule, l’ouvrage est empreint par moment d’un tel caractère de sincérité, il apporte à l’étude de l’antiquité tant et de si précieux renseignemens, que les plus érudits en tiennent compte, et que c’est encore là qu’il faut aller chercher la source du peu que nous savons sur la musique des anciens Grecs.

Soyons justes néanmoins, et convenons que ces hommes, qu’il est si facile de tourner en ridicule pour avoir voulu étendre hors de propos le domaine d’une science dans laquelle tout était à créer, promenèrent le regard divinateur du vrai génie au-delà de l’étroit horizon des théories de leur époque, et se sont trouvés définitivement avoir émis des vues qui, cinquante ans plus tard, passaient pour des découvertes de l’esprit moderne. Lorsque Goethe et Novalis[1] établissaient entre la musique et l’architecture cet admirable parallèle proverbial en Allemagne, et que depuis l’ouvrage de Mme de Staël tout le monde connaît en France, ces deux grandes intelligences en lesquelles, à de si divers degrés, s’incarne l’esprit des temps nouveaux, ne faisaient en quelque sorte que formuler un pressentiment de Mattheson. Lui aussi définit la pantomime « une musique muette dépourvue de formes mélodiques et harmoniques, une espèce de silhouette purement rhythmique d’un morceau. » Et quand ce même Mattheson imaginait pour la musique cette devise prophétique : discordiâ concors, se doutait-il qu’il résumait en deux mots le grand art des Weber, des Cherubini et des Beethoven ? Tels sont les éclairs précurseurs de la science moderne qui nous frappent à chaque pas dans le chaos de ces épais volumes conçus et rédigés en des jours où l’esthétique, il faut l’avouer, ne brillait pas d’un bien merveilleux lustre.

On a beaucoup reproché à ces agitateurs littéraires et musicaux de la première moitié du XVIIIe siècle d’avoir délibérément répudié la tradition de l’art du moyen âge et de s’être livrés à la guerre la plus impitoyable tant contre les anciens chorals que contre toute espèce de compositions classiques dues au style religieux des XVIe et XVIIe siècles. Rien de plus juste au fond que ce reproche, qui du reste les atteint sans les entamer, car, en le méritant, ils n’en étaient que mieux dans l’esprit de leur époque. S’ils eussent fait autrement, s’ils n’eussent pas, pour une centaine d’années au moins, déblayé le terrain obstrué par tous ces bons vieux maîtres de la tablature liturgique, et préparé ainsi la voie à la musique moderne, à la musique galante, comme on dit en Allemagne, jamais nous n’aurions eu cette immortelle renaissance inaugurée par Haydn, et dont Mozart fut le Raphaël. Ce retour aux graves études du passé, cette restauration du style pur et canonique qui aujourd’hui, au lendemain d’une grande période parcourue, nous

  1. « L’architecture est une musique solidifiée, la musique une architecture flottante. » On prête aussi cet aphorisme à Schlegel ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il appartient à Mattheson, et que Goethe, Novalis et Schlegel n’en ont donné que des variantes.