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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/810

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des années, changée d’âme, changée de visage, peut-être ne plus la revoir jamais. À cette pensée qui lui étreignit le cœur, il ne put se refuser la joie navrante d’évoquer pour une dernière fois cette apparition adorée. Il rentra dans ces lieux pleins de leur amour; elle poussa un cri; il l’enleva de terre, et la pressa sur son cœur à demi morte; puis il partit enfin d’un pas rapide, sans regarder derrière lui, décidé à repousser de toute son énergie la cruelle fantaisie d’un nouveau retour. Dans la voiture qui l’emportait, il songeait en pleurant à cette chambre remplie de ténèbres, de tendresse et de sanglots où étaient restés sa femme et son bonheur : la femme évanouie, le bonheur mort.


IV.

Comme une voix qui change tout à coup, qui devient plus intime, plus pénétrante, plus profonde en arrivant au point délicat et sacré d’une confidence, ici le ton de notre histoire se transforme, le récit prend une forme directe. Au lieu de parler de lui comme d’un étranger, Polesvoï dit je et moi. Les pages où il s’est exprimé ainsi ne sont pas nombreuses; je les soupçonne d’avoir été écrites en un seul jour, et ce jour, je crois même le connaître : si je ne me trompe, c’était un dimanche. Caylo était à la tranchée. Il y avait dans l’air cette tristesse sans limites, cet ennui poignant, cette mélancolie désespérée dont les heures dominicales ont seules le secret, et qu’elles secouent de leurs ailes, même au fond des déserts. Je sais des voyageurs qui, brouillés avec toute notion du temps, se sont écriés soudain en traversant des steppes sous l’action subite d’un spleen sans cause : « Ce doit être dimanche aujourd’hui. »

Du reste, le dimanche dont je veux parler se manifestait autrement sur le plateau de la Chersonèse que par cette révélation magnétique. Par momens, à travers le bruit du canon, un son de cloches arrivait de Sébastopol. A coup sûr, les cloches de René n’ont jamais porté à travers les bois plus de rêveries que n’en jetaient à travers notre éternel champ de bataille ces notes plaintives, appel lointain de ceux qui priaient à ceux qui mouraient. Le ciel qui enveloppait le camp, et que l’on voyait, entre les tentes, s’unir dans de mornes horizons à une terre dépouillée, était d’un gris uniforme et implacable. Le seul point où l’on y sentît la vie était une tache blafarde indiquant la présence occulte d’un soleil malveillant, résolu à ne pas se montrer. Prométhée eut une sorte d’abattement suprême. Ses blessures lui faisaient éprouver un malaise en harmonie avec les souffrances de cette lugubre journée. Ce n’était point la douleur aiguë de la chair déchirée, du sang violemment enlevé aux