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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/884

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sion des sourcils épais et une bouche aux contours gracieux, une épaisse chevelure blonde, tout cela donnait à ses traits une séduisante expression de franchise et d’honnêteté. Personne ne doutait de sa parole; elle était plus sûre que tous les engagemens religieux ou civils. Comme tous les propriétaires de cette époque, il n’avait aucune instruction et ne connaissait même que très imparfaitement les règles de la grammaire, mais il avait un esprit sain et lucide. Après avoir servi quelques années dans l’armée, il en était sorti avec le grade de quartier-maître. À cette époque, les nobles restaient longtemps soldats ou sous-officiers, lorsqu’ils n’étaient pas inscrits au service dès le berceau, et dans ce cas ils étaient promus dans la ligne avec le grade de capitaine dès qu’ils avaient obtenu le grade de sergent dans la garde. Les états de service de Stépane Mikhaïlovitch me sont inconnus: tout ce que j’en ai appris, c’est qu’il avait été souvent envoyé à la poursuite des brigands qui infestaient les bords du Volga, et que dans toutes ces expéditions il avait fait preuve de courage et de sagacité. Les brigands, qui avaient appris à le connaître à leurs dépens, le craignaient comme le feu. Lorsqu’il avait pris la direction de ses biens, il avait montré beaucoup de sagesse dans l’accomplissement de ses nouveaux devoirs. Au bout de quelques mois, il avait conquis l’estime et l’affection de tous les propriétaires voisins par les nobles qualités de son caractère. Personne ne s’adressait à lui vainement; ses ambars[1] étaient ouverts à tout le monde. « Prends ce que tu veux, disait-il, tu me le rendras à la première bonne récolte, et si cela te gêne, nous n’en reparlerons plus. » Il n’obligeait pas d’ailleurs indistinctement tous ceux qui s’adressaient à lui ; comme il avait horreur du mensonge, les hommes qui essayaient de le tromper étaient indignement chassés de sa maison. La règle de conduite qu’il s’était imposée à l’égard des paysans qu’il prenait en défaut était conforme aux idées de l’époque. « Les propriétaires qui infligent à leurs paysans des corvées supplémentaires, disait-il, font un mauvais calcul, car ils appauvrissent leurs serfs et se font tort à eux-mêmes. Les amendes ou l’exil ne valent pas mieux. » Quant à livrer un paysan à la police, il n’y fallait pas songer. Une pareille punition eût paru inouïe à cette époque, tout le village serait accouru pour accompagner le malheureux coupable, comme s’il s’était agi de le porter en terre, et celui-ci n’eût point manqué de se croire déshonoré pour le reste de ses jours[2]. C’est pourquoi Stépane Mikhaïlovitch faisait administrer des châtimens corporels à ses paysans dans son domaine; mais il était rarement obligé d’en venir à cette extrémité, la plupart de ses paysans ne lui donnant aucun sujet de plainte. »


Cet homme d’un caractère ferme et droit, ce maître juste et compatissant, toujours prêt à donner un conseil ou à rendre service

  1. Granges ou hangars.
  2. Encore aujourd’hui la police inspire aux paysans russes un sentiment de répulsion générale. Il y a peu d’années, un fabricant étranger de Moscou voulut lui livrer un de ses ouvriers. Celui-ci se réfugia immédiatement chez son seigneur, qui habitait Moscou. Il reconnaissait la faute dont il s’était rendu coupable et ne refusait point d’en subir les conséquences, mais il demandait à être battu dans la cour de son maître par les paysans de la commune à laquelle il appartenait.