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par établir des maximes qu’il n’avait point prévues, qu’il n’aurait point acceptées. Une puissante impulsion peut nous lancer bien loin de celui qui nous l’a donnée, et l’homme qui nous éveille n’est pas responsable, bien qu’il en soit cause, de tout ce que nous faisons une fois réveillés, quoique nous n’en eussions rien fait, s’il nous avait laissés dormir.

Ainsi Coleridge en philosophie s’est rangé du parti de Platon. Il a poussé jusqu’à l’insulte la sévérité pour les doctrines fondées en métaphysique sur l’empirisme, en morale sur l’utilité. Il a soutenu l’ancienne théologie anglo-protestante contre ceux qui voulaient ne faire de la religion que la forme populaire des idées des honnêtes gens, et il a défendu l’église établie contre les dissidens, et surtout contre les libres penseurs. Enfin dans la politique il a été plus avec le pouvoir qu’avec l’opposition, traitant toujours en ennemi l’esprit révolutionnaire. Il a fait tout cela en détestant la routine ; pour toutes choses il a été conservateur en novateur. Rien de ce qui est superficiel et commun ne tenait devant lui. Or ce n’est guère le moyen d’affermir les choses établies que d’ébranler les idées reçues. Par là, Coleridge rappelle encore les Allemands, auxquels il doit d’autant plus que son esprit « germanisait naturellement[1]. » Ils étonnent souvent par la manière paradoxale dont ils plaident les lieux-communs, et par exemple un lecteur français qui lit un théologien catholique de cette nation est souvent tenté de s’arrêter pour regarder au titre, et s’assurer du nom et des qualités de l’auteur, tant la manière dont au-delà du Rhin on entend et l’on défend quelquefois les dogmes orthodoxes semble hérétique par la forme, et nous surprend par l’indépendance ou l’étrangeté de la conception et du langage. Cette liberté, qui en Allemagne est sans danger pour la foi, ne serait peut-être pas de même chez nous, et les effets assez divers produits en Angleterre, dans le monde pensant, par Coleridge offrent peut-être une nouvelle preuve de cette puissance involontaire du talent agissant quelquefois par son exemple en sens inverse de ses idées, et se créant des adversaires dans ses imitateurs. S’il est vrai, comme on l’a souvent écrit, que M. Carlyle procède de Coleridge, il ne lui ressemble guère, et je doute qu’ils se fussent aisément entendus. Il en est de même de M. Kingsley,

  1. Je devrais hésiter à reparler des rapports de l’esprit de Coleridge avec l’esprit des Allemands. L’auteur d’un article d’ailleurs remarquable, inséré dans les Cambridge Essays pour 1856, M. Hort, qui tient beaucoup à l’originalité absolue de Coleridge, veut bien me trouver fort moquable pour avoir dit (après d’autres critiques anglais) que les Ballades Lyriques étaient un recueil inspiré par le génie de la poésie allemande, « car, ajoute-t-il, au moment où Coleridge les a composées, il ne savait pas encore l’allemand. » Ai-je donc dit que Coleridge les avait traduites ? (Camb. Ess., p. 502. — Revue des Deux Mondes, du 1er octobre 1856, p. 506.)