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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/435

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de cette seule menace ; aussi refusai-je de prononcer un mot de plus devant de pareils hôtes. En vain ils descendirent aux prières et même à la flatterie, répétant, ce qui était vrai, que je parlais bien mieux latin que mon maître : je ne me laissai pas fléchir. Tout était changé depuis ce fatal verberabo. » Ces deux anecdotes sont instructives en plus d’un sens : d’abord parce qu’elles expriment assez fidèlement le sentiment qu’inspirait à la France la présence de l’étranger, ensuite parce qu’elles peuvent expliquer certains faits historiques, certains miracles opérés par la force morale et l’orgueil méprisant du civilisé sur la force brutale et l’orgueil fanfaron du barbare. Tel dut être l’accueil que firent les Romains de l’empire aux hordes d’Odoacre et d’Alaric, beaucoup trop calomniées probablement par les historiens. Il est probable que ces pauvres barbares durent plus d’une fois se plier avec la douceur des Hongrois de M. Quinet aux fantaisies des civilisés qu’ils venaient de vaincre, et reculer devant le mépris d’un enfant. Par là s’expliquent le miracle du pape saint Léon, la rapide conversion des barbares à la religion des vaincus et leur prompte soumission aux ordres du clergé.

L’invasion, avons-nous dit, bouleversa l’existence morale de la France ; mais en un sens, aussi elle renouvela son intelligence et rouvrit en elle les sources de l’inspiration. Jusqu’alors, l’intelligence française s’était tenue étroitement renfermée dans ses propres frontières ; à peine s’était-elle permis quelques rares promenades au-delà de la Manche, et quelques excursions plus rares encore au-delà du Rhin. Ceux qui étaient revenus de ces pays hyperboréens, plus lointains que la lointaine Thulé, et qui avaient la naïveté de déclarer que là aussi, au-delà des frontières, il y avait des œuvres et des hommes dignes d’admiration, étaient traités irrévocablement de rêveurs, d’esprits faux ou chimériques. On regardait à priori les littératures étrangères comme informes et barbares ; on les méprisait au nom de la civilisation : depuis cette époque, nous avons fait des progrès, car aujourd’hui on ne les condamne plus qu’au nom de l’autorité. Ce n’est plus leur bizarrerie barbare qui nous choque, c’est leur indocilité, qui si méchamment taquine les esprits amis du bon repos intellectuel. À force de ne comprendre qu’elle-même, la France avait perdu jusqu’au souvenir de ce qu’elle avait été. L’invasion fut le miracle qui dessilla ses yeux. Les autres peuples existaient, elle n’en pouvait douter, elle les avait vus. Dès lors l’intelligence française franchit la frontière et se fit cosmopolite. De ce contact avec l’étranger, une nouvelle littérature sortit, et l’on peut dire hardiment que sans l’invasion jamais l’histoire, la critique et la poésie n’auraient été aussi complètement renouvelées. M. Quinet a exprimé parfaitement cette situation intellectuelle à plusieurs