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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/590

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était ainsi parqué dès sa naissance dans une sphère plus ou moins étroite d’où il avait beaucoup de peine à sortir, car les talens et la richesse ne suffisaient pas toujours pour vaincre le préjugé. Sans doute des tendances analogues se rencontrent à peu près partout, mais nulle part elles ne sont plus marquées qu’à Genève, où malheureusement cette espèce de hiérarchie artificielle n’est point accompagnée de la discipline qui seule pourrait la rendre salutaire. On veut bien avoir des inférieurs; mais dès qu’il s’agit de reconnaître une supériorité quelconque, l’amour de l’égalité reprend le dessus, et l’on se révolte contre les prétentions même les plus légitimes. Un tel état de choses engendre nécessairement la défiance, suscite une animosité déplorable entre les citoyens, et contribue à faire prédominer des considérations particulières ou des sympathies personnelles sur les vrais intérêts du pays. On s’habitue à traiter les affaires en petit comité, sans tenir compte des exigences de l’opinion publique.

A Genève, la forme du gouvernement favorisait encore ce fâcheux morcellement des forces sociales. Les charges étant honorifiques ou très peu rétribuées, on avait institué de nombreuses commissions auxiliaires, afin de répartir plus largement le travail, et quoiqu’elles fussent en général composées d’hommes honorables et dévoués, leur personnel ne se renouvelait pas assez fréquemment pour empêcher la routine d’y produire ses effets ordinaires. Elles ne pouvaient échapper à l’esprit de coterie, qui paralyse si tristement l’action généreuse et féconde du patriotisme. Ces commissions, animées de vues excellentes, mais toujours plus ou moins exclusives, restaient trop étrangères à ce qui se passait en dehors de leur cercle d’activité. C’est ainsi qu’une opposition put naître et grandir sans qu’on fît rien pour conjurer le péril. Genève était libre, heureuse, paisible au dedans, considérée à l’extérieur, et les jouissances du bien-être endormaient l’esprit républicain. Le tort général fut d’oublier à quel prix s’acquièrent et se conservent de semblables avantages.

Dans un écrit publié en 1832, M. Rossi avait signalé avec beaucoup de justesse la nature du mal et les conséquences qu’on en pouvait attendre. Après avoir rendu hommage à ces citoyens énergiques et dévoués auxquels était due la restauration genevoise, il se demandait si la génération nouvelle, fort sage, fort respectable, plus instruite peut-être que la précédente, désirant le bien, amie de l’ordre et de la règle, serait capable de la même énergie et du même dévouement. « Et, s’écriait-il, comment pourrions-nous ne pas craindre lorsque nous voyons des jeunes gens travailler sans passion, s’amuser sans plaisir, faisant leurs études, dansant leurs