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opulente, ses yeux, dont l’azur rivalisait avec les eaux du lac, rayonnaient d’un doux éclat, sa bouche, un peu grande, laissait apercevoir des dents admirables ; mais chacun de ses mouvemens accusait une nonchalance voisine de la fatigue. Le sourire s’effaçait rapidement sur ses lèvres, un commencement de maigreur altérait déjà l’admirable pureté de ses formes. Elle ressemblait à ces belles journées d’automne qui, dans le pays de Vaud, brillent encore des feux de l’été, mais qu’attristent vers le soir les sombres vapeurs descendues des montagnes. On aurait pu la comparer aussi à ces pervenches que j’ai cueillies sur les coteaux vaudois à l’approche des hivers, et qui ont été légèrement atteintes par le souffle glacial de la nuit.

Éléonora se retira après quelques momens d’entretien. Quoiqu’elle ne parût pas sauvage, on la trouvait taciturne. Autant les Latins et les Grecs sont pressés d’exprimer leurs sentimens, autant les Allemands semblent redouter toute expansion. Le moi est tellement développé parmi eux que chacun comprend d’instinct combien il lui sera difficile d’intéresser un autre à ses douleurs et à ses joies. Habitués à considérer le silence comme une nécessité, les Germains restent fidèles à cette réserve, même dans les circonstances où l’utilité n’en est nullement démontrée. Aussi les peuples de race latine, pour lesquels une pareille contrainte est le plus cruel des supplices, préféreront toujours le séjour de Paris ou de Venise à celui de Berlin ou de Dresde.

Mlle de Haltingen avait perdu son père, qui s’était tué en chassant le chevreuil dans la Forêt-Noire. Un soir d’automne, on rapporta le baron au château ; son cheval l’avait jeté à terre et lui avait fracassé la tête. Éléonora avait gardé de cette catastrophe une impression profonde. Depuis le jour où ses yeux s’arrêtèrent sur le cadavre ensanglanté de M. de Haltingen, sa santé, déjà fort délicate, déclina visiblement. Cette âme, singulièrement sensible, parut renoncer dès lors à toutes les joies de la vie. Profondément dévouée à son excellente mère, elle donna à tous ses sentimens les apparences d’une pieuse résignation. La baronne fut trompée jusqu’à un certain point par cette dissimulation qu’inspirait la piété filiale. Comme le climat brumeux des bords du Rhin devenait contraire à la poitrine d’Éléonora, comme, d’un autre côté, le château de Haltingen ne réveillait en elle que de lugubres souvenirs, elle décida sa fille à s’établir aux bords du Léman, dans le hameau de Veytaux, moins exposé que les autres villages qui forment la grande paroisse de Montreux à l’oisive et fatigante activité des touristes.

Vivant moi-même dans une profonde solitude et plus occupée des chroniques chevaleresques de ma chère Roumanie que des aventures