Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/636

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dence, et force est de reconnaître que jusqu’ici les jouissances de l’esprit lui ont été à peu près complètement étrangères. La littérature n’est pas près d’y conquérir droit de cité, et mieux vaudrait, pour la gloire des habitans, ignorer jusqu’aux noms de la musique et de la peinture que de tolérer les fâcheux travestissemens auxquels un goût déplorable condamne chez eux ces deux formes de l’art. Il se trouvait à San-Francisco, vers 1855, un spéculateur dont l’industrie, connue de longue date dans les états de l’est, consistait à organiser des loteries sur une échelle ignorée jusqu’à lui. Il allait en Europe réunir une interminable cargaison d’objets de tout genre, d’une variété assortie au goût américain, en faisait pendant plusieurs mois une vaste exposition dans une des principales villes de l’Union, utilisait en stratégiste consommé les plus savantes manœuvres de l’annonce, et finissait par réaliser ainsi un bénéfice de 50 ou 60,000 dollars. Dans la collection qu’il étalait à San-Francisco était une galerie de tableaux fort admirée des amateurs. J’eus la curiosité de la visiter, et j’en fus récompensé par la solution d’un problème qui m’avait souvent préoccupé. Jamais je ne m’étais promené dans les merveilleuses galeries du Louvre sans contempler chaque fois avec un nouvel étonnement ces milliers de copistes déployant un courage trop souvent malheureux à lutter contre les chefs-d’œuvre qui les entouraient. Le poète Villon se demandait où allaient les vieilles lunes; je m’étais demandé ce que devenaient ces tristes produits d’un métier dont l’extension était pour moi un mystère, et à quoi ils pouvaient servir : l’exposition saint-franciscaine me le révéla, au moins en partie. Ces fâcheuses copies s’y étalaient par centaines : Flamands, Italiens, Espagnols et Français s’y pavanaient sous les mêmes enluminures; mais l’amateur californien n’y regardait pas de si près, et je ne voudrais pas jurer que, parmi les heureux de la loterie, beaucoup n’admirent encore aujourd’hui avec la foi la plus robuste le Rubens ou le Titien dont le catalogue leur a garanti l’authenticité.

J’ai prononcé tout à l’heure le mot de musique. Il y eut effectivement plusieurs tentatives pour naturaliser l’opéra en Californie; mais l’intention seule en était louable, et l’exécution ne pouvait prétendre à rectifier l’éducation musicale de ces oreilles rebelles à toute harmonie. Ici comme dans les grandes villes américaines des bords de l’Atlantique, le public se bornait à se passionner d’un engouement momentané pour les artistes de passage qu’il est convenu d’appeler étoiles, stars, astres équivoques qu’il eût souvent été difficile de classer, et qui n’en exigeaient pas moins jusqu’à 1,000 dollars par représentation. Pour connaître la musique nationale du Yankee, il faut aller dans les établissemens qu’il décore du