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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/66

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Les espérances que nous avait données la santé d’Eléonora se soutinrent en automne. L’automne est la saison privilégiée des contrées où l’on cultive la vigne. Dans le pays de Vaud, les vendanges ont été souvent célébrées par des fêtes populaires que je regrette de n’avoir pas vues moi-même ; mais un paysan nous raconta en fort bons termes les scènes les plus curieuses de la dernière fête des vignerons, célébrée à Vevey le 8 et le 9 août 1851. « L’abbaye des vignerons, » dont la devise est ora et labora, est une société qui a pour but d’améliorer la culture de la vigne. Cette société organise cinq ou six fois par siècle une solennité curieuse, mélange de souvenirs païens et de traditions chrétiennes. Éléonora témoignant sa surprise de ce mélange, je lui fis remarquer qu’il existait dans tous les pays de civilisation romaine, et spécialement sur les bords du Danube. Les ballades roumaines ne mettent-elles pas les dieux du paganisme en présence du Jéhovah biblique ? N’avons-nous pas des saintes Joë, Venere, Mercuri, divinités qui n’ont évité l’exil qu’en se réfugiant dans le paradis ? Les naïades « blanches, belles et attrayantes, aux cheveux dorés, » ne trouvent-elles pas encore un abri dans nos rochers[1] ? Les fées, déités celtiques, ont ici, comme chez nous, rencontré un poétique asile. Toutefois l’instruction est tellement générale parmi les paysans vaudois, que la mythologie exerce très peu d’influence sur leur imagination. Les êtres fantastiques et les souvenirs légendaires ont cherché un refuge à Fribourg et dans le Valais, où les croyances du moyen âge sont restées vivantes sous la protection de la théocratie. Aussi les vendanges de 1857 se passèrent-elles dans le pays de Vaud sans aucune apparition de ces divinités capricieuses que nous autres Roumains nous appelons babele. Depuis les conquêtes du méthodisme, la Suisse française a certainement changé d’aspect sur quelques points, et la résurrection triomphante des rigides doctrines de saint Augustin et de Calvin donne à beaucoup de familles un air de gravité qui n’existait nullement au XVIIIe siècle. Néanmoins, en temps de vendange, la pétulance gauloise oublie assez volontiers les préoccupations dogmatiques. L’église libre (méthodiste) et l’église nationale fraternisent sur les coteaux fertiles. Toutes les dissidences disparaissent dans un sentiment de reconnaissance pour l’auteur de tant de biens, qui préserve cette heureuse terre de la guerre et des autres fléaux destructeurs auxquels presque toute l’Europe est encore exposée.

Tout en souriant parfois d’une vivacité qu’elle nommait furia francese, Éléonora ne semblait pas aussi étrangère que d’habitude

  1. Voyez la ballade intitulée Erculean (Hercule) dans les Ballades et Chants populaires de la Roumanie, recueillis et traduits par le poète moldave Alexandri, Paris 1855.