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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/70

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bonheur de ma jeune amie, et depuis que je l’avais revu aux bords du Léman, cette manière de penser était devenue une conviction inébranlable.

Éléonora, qui à Dresde avait, je crois, jugé lord Edward un peu comme tout le monde, m’avoua franchement quelle s’était trompée sur son compte. Avec elle, il faut le dire, le raide et froid Anglais devenait un autre homme. Lui qui ne semblait pas croire à l’existence de la douleur, et qui avait l’air de considérer la lutte contre les forces indomptées de la nature comme la plus douce des distractions, il pâlissait visiblement au moindre accès de toux dont souffrait Éléonora. Dès qu’elle paraissait un peu plus fatiguée qu’à l’ordinaire, il m’accablait de questions sur sa santé. Lors même que j’étais complètement rassurée, lord Edward conservait une partie de ses inquiétudes. Il étudiait avec acharnement les meilleurs traités de physiologie, afin de savoir de la manière la plus précise toutes les précautions nécessaires pour mettre des poumons délicats à l’abri des variations de la saison. Sa sollicitude était vraiment touchante. Elle se trahissait de toutes les façons avec une ardeur britannique. Le moindre souffle d’air irritait ses nerfs ; il regardait avec anxiété chaque nuage qui s’élevait à l’horizon. Quelque effort qu’il fît pour dissimuler son agitation, elle n’échappait pas à Éléonora, et quand elle le remerciait par un charmant sourire, l’émotion de lord Edward devenait tellement visible qu’il était impossible de n’en être point attendri.

Ces inquiétudes n’étaient malheureusement que trop fondées. Tandis que la sève se glaçait dans les veines de la nature, tandis que le feuillage noirci des noyers tombait en tourbillonnant sur les coteaux assombris, il semblait que l’action de la vie s’affaiblissait chez ma jeune amie. Le mois de décembre, quoique fort doux, annonçait pourtant l’approche de l’hiver. Les goélands avaient reparu sur les rives du lac. Les vignes étaient complètement dépouillées. Une brume épaisse envahissait tout le paysage, cachait parfois les monts, et donnait ainsi au Léman l’aspect d’une mer. Au commencement de décembre, le soleil luttait encore contre le brouillard ; souvent les montagnes semblaient coupées par une bande lumineuse qui s’épaississait sur le lac, et se prolongeait jusqu’à Vevey en volutes ténébreuses. Au-dessus des pics de la Savoie, dont la cime, marquée de taches de neige, étincelait au soleil, rayonnait encore le ciel de l’Italie, comme une consolation ou comme une espérance. Le lac lui-même perdait ses belles teintes d’azur. Je me souviens d’un jour où nous étions assises sur la route qui mène de Veytaux à l’église, derrière une petite haie de rosiers du Bengale. Le Léman était encore bleu par endroits, mais ailleurs se reflétaient dans ses eaux attristées