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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/772

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n’avons pas besoin de signaler cette autre innovation du gros calibre des vaisseaux appliqué d’abord à la défense et puis à l’attaque de Sébastopol. L’exemple en a paru si concluant que l’on a vu depuis les Anglais traîner des pièces de cette force à travers l’Inde tout entière au siège de Lucknow, dont elles ont ouvert les murailles; mais les changemens apportés journellement dans la science militaire sont si profonds que peut-être à cette heure est-on en possession de pièces d’artillerie moins lourdes et destinées cependant à agir avec plus de puissance.

Sébastopol ayant été ainsi sauvé dans la journée du 17 octobre par les canons de la flotte russe et l’intrépidité de ses équipages, les assiégés purent attendre avec confiance cette autre journée du 5 novembre qui, dans leur espoir, devait être si fatale aux alliés.

Je ne parle jamais de la bataille d’Inkerman sans éprouver le regret qu’elle n’ait pas été reproduite sur la toile par le pinceau d’un grand artiste. Au lieu de ces banales illustrations partout étalées, j’aurais voulu qu’un tableau comme celui de la défaite des Cimbres ou de la bataille d’Eylau fît revivre le spectacle vraiment sublime de cette journée. Il n’y a que la peinture en effet pour donner une idée de cette lutte immense, de cette mêlée gigantesque pareille à celle des batailles antiques, au milieu d’une brume épaisse qui annulait les combinaisons des chefs pour ne laisser place qu’à la valeur des soldats. Jamais je n’oublierai l’impression que j’ai ressentie en parcourant trois ans après ce plateau couvert de broussailles, où mes pieds heurtaient à chaque pas des ossemens blanchis, des boulets, des débris d’accoutrement... Le soleil baissait au moment où j’atteignis la batterie des gardes anglaises, et ses rayons éclairaient magnifiquement les ruines d’Inkerman et les hauteurs de Mackensie. Placé près d’une vaste tombe que surmonte une croix de bois et un fut de colonne de marbre, débris emprunté à quelque monument, j’embrassais d’un même coup d’œil Inkerman et Traktir. Ici les gardes anglaises avaient fait leur héroïque et immortelle résistance. Là, dans ce ravin profond qui se précipite vers la Tchernaïa, avait été décimée la division Cathcart et s’était passé le touchant épisode de la mort de son général. C’est ici enfin que le général Bourbaki seul, à vingt pas en avant de sa brigade, le chapeau au bout de son sabre, se précipita au plus épais des bataillons russes, où il pénétra avec ses soldats comme un coin de fer, aux acclamations enthousiastes de nos alliés, qu’il venait arracher au péril. Quels momens et quelle émotion que d’y repenser! Nous sommes assuré qu’on nous pardonnera cette digression; notre sujet ne nous en offrira plus de pareille.

Après Inkerman, la guerre change d’aspect; le grand effort des Russes pour chasser les alliés de la Crimée a échoué, et ceux-ci ont