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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/80

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la briser, puis elle se dissipe avec l’orage comme les sombres nuages des tropiques. L’âme du poète se relève, ranimée par la sève vigoureuse du génie ; elle ne conserve plus qu’un voile léger et délicat que l’art peut soulever sans la blesser.

Il en fut sans doute ainsi de Byron. Il avait aimé à huit ans, il l’a dit lui-même, il avait aimé à douze ans et à seize ans, et ce dernier amour fut le plus profond de sa vie. Toute sa poésie en découla, comme un fleuve majestueux qui roule à la fois des eaux limpides et fangeuses. Il avait, comme Napoléon, la prétention de mépriser les femmes, et cependant, s’il faut en croire M. Trelawny, il avoua un jour à Shelley qu’à trente-quatre ans il n’avait encore écrit que pour elles. C’est à cette préoccupation constante qu’il dut l’extrême et charmante variété de ses caractères de femme, tandis qu’il ne sut jamais que se peindre lui-même dans le corsaire, dans Lara, dans Manfred et dans don Juan. Il aima plus d’une fois avant de se laisser aimer. Repoussé quand il avait encore le cœur pur et ardent, il fut aimé quand le vice et la renommée eurent arraché de son cœur cette fleur d’innocence qui se fana dans le vide : immorale leçon que lui donnèrent les femmes de son temps, et qu’il leur rendit plus tard avec usure. L’âme d’un grand poète, — Alfred de Musset, — ne s’est-elle pas affaissée sous le même poids ? Cette âme, il est vrai, n’avait pas le ressort d’acier qui faisait mouvoir le génie de Byron ; elle ne se releva jamais. Byron fut perverti sans être corrompu, car je ne crois guère aux vices qu’on prend et qu’on quitte à volonté. Quand le vice ne s’éloigne pas après avoir assouvi les premières ardeurs de la jeunesse, il s’étend sur l’âme comme une lèpre et la dévore. Byron était moins mauvais qu’il ne voulait le faire croire : « J’ai une conscience, dit-il à M. Trelawny, quoiqu’on ne veuille pas le croire. Il y a des choses qu’on ne ferait pas, si elles n’étaient pas défendues. Mon Don Juan était mis de côté et à peu près oublié, quand j’appris qu’un synode pharisaïque réuni dans l’arrière-boutique de Murray l’avait proclamé hautement immoral et impossible à publier. » Il mettait sa fierté à braver le monde, dissimulant sous l’ironie une profonde sensibilité. Aussi jamais ses impressions ne sont-elles noyées dans un déluge de mots. Il peint la passion comme un éclair rapide qui illumine l’âme et disparaît. Quand il analyse, c’est qu’il ne sent pas.

Byron fit comme tous les poètes, il se maria, n’étant pas mariable. Éternelle misère des grands artistes ! ils sentent comme tout le monde et plus vivement que tout le monde, mais la fougue de leur génie soulève des orages au milieu, des circonstances les plus simples de leur vie. Ils devraient exalter et porter à l’extrême toutes les affections du cœur humain ; mais ils ne seraient point poètes, s’ils