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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/875

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une autorité personnelle fort amoindrie, car sa haine pour le duc de Choiseul l’avait rendu très favorable au roi de Prusse, et les rancunes de Louis XV ne permirent pas à son ministre de faire à ce prince, déjà tout occupé de ses secrets desseins sur la Pologne, des avances que Frédéric aurait probablement accueillies avec un ironique dédain. Contraint de demander à l’Autriche le maintien d’une alliance devenue plus chère au roi par le mariage de la dauphine, d’Aiguillon rencontra à Vienne des ombrages et des froideurs, gages trop certains d’une trahison prochaine. A Madrid, où l’on affichait pour le noble disgracié des sympathies aussi ardentes que dans la capitale de la monarchie autrichienne, et où le refus de seconder l’Espagne dans une guerre maritime avait porté au comble l’irritation, le pacte de famille. n’était plus qu’une lettre morte, et l’Espagne déclinait tout concert ultérieur avec la France. A Londres, l’on n’avait pas vu sans quelque faveur une administration qui semblait formée pour prévenir une rupture; mais le mépris général encouru par un gouvernement dont les scandales défrayaient toutes les chroniques, la conviction, non moins universelle alors au sein de la Grande-Bretagne, que la France touchait à une crise intérieure d’une portée incalculable, rendaient toute entente difficile entre le cabinet du duc d’Aiguillon et celui du duc de Grafton.

L’isolement de la France était donc complet, et la rupture de tous les anciens liens fédératifs entre les gouvernemens, l’égoïsme profond des cours, entretenu par un scepticisme universel, semblaient prédestiner cette triste époque à l’un de ces coups fourrés où le succès demeure à qui mesure jusqu’où la faiblesse générale permet d’aller dans l’iniquité et dans la violence. Les deux souverains que la philosophie contemporaine avait le plus exaltés, Catherine et Frédéric, donnant tout à coup à la philanthropie, dont ils s’étaient proclamés les disciples, le plus sauvage des commentaires, s’entendirent donc pour faire sortir d’une situation obscure et confuse l’anéantissement d’un peuple poussé à l’anarchie par leurs intrigues, l’extension démesurée de leurs propres états, le remaniement de l’Europe et le déshonneur de la France.

Dès 1769, des entrevues avaient eu lieu entre les instigateurs et les futurs complices de ce grand attentat, et le secret n’en avait été qu’incomplètement révélé par l’Autriche au duc de Choiseul lui-même. Depuis, la Pologne avait laissé succomber les confédérés de Bar malgré de faibles secours timidement envoyés par le cabinet de Versailles, et les Turcs, que M. de Vergennes, alors ambassadeur à Constantinople, avait poussés à la guerre sur l’ordre de M. de Choiseul, s’étaient vus abandonnés après une défaite, œuvre directe de la France. L’influence russe dominait donc sans aucun contre-poids dans l’est de l’Europe en 1771, et le nouveau cabinet français aurait