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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/88

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C’est ainsi que je me figure l’homunculus de Wagner parvenu à l’âge d’homme : corps et esprit sans émotions et sans passion, création factice d’une science raffinée. Chez un tel homme, la pensée devait toujours être bien en avant de l’expression. Sa conversation était par cela même bien supérieure à sa poésie. Elle n’en avait ni le travail ni l’étrangeté. Il parlait de métaphysique avec une facilité et une clarté que les formes poétiques ne pouvaient qu’obscurcir. Il croyait refléter simplement la lumière qu’il recevait des choses extérieures, selon sa théorie essentiellement naturaliste : en réalité, c’est lui qui reflétait sur les choses la lumière intérieure de son âme, tant il s’assimilait et raffinait dans le plus profond de son esprit les impressions les plus naturelles. Ce dogmatisme séduisait Byron sans l’effrayer ; il sentait qu’il resterait toujours par la magie de l’expression au-dessus d’un homme dont l’esprit était plus grand que le talent. Son génie souple et divers où luttaient pêle-mêle tant d’élémens bons ou mauvais pliait, sans bien s’en rendre compte, sous cette suprématie spirituelle. C’était Protée devant Neptune. Ce n’est pas la première fois que de riches et fécondes natures se laissent ainsi maîtriser par des esprits moins puissans, mais qui ne s’égarent point en marchant vers leur but. Le panthéisme poétique de Shelley avait pris assez facilement le pas sur l’incrédulité tout humoristique de Byron. Ils étaient du reste l’un et l’autre bien loin d’avoir sur ce point des opinions aussi arrêtées que pourraient le faire supposer leurs poèmes. « Pourquoi, dit un jour à Shelley M. Trelawny, vous faites-vous passer pour un athée ? — Ce n’est là, répondit Shelley, qu’un mot de provocation pour arrêter la discussion, un diable peint pour effrayer les imbéciles, une menace pour intimider les sages. J’ai pris ce mot pour exprimer ma haine de la superstition, comme un chevalier relève le gant en défi à l’injustice. Les chimères du christianisme sont fatales au génie et à l’originalité : elles limitent la pensée. » Étrange égoïsme des poètes qui ne voient dans les croyances les plus sacrées qu’un recueil de figures et de symboles un jour favorables, l’autre jour fatales à la poésie ! On dirait que les poètes sont poètes avant d’être hommes.

On peut donc affirmer avec quelque raison que l’influence de Shelley élargit l’horizon poétique de Byron. Une connaissance profonde du mécanisme de la langue anglaise et de toutes les langues anciennes et modernes, une recherche continuelle de la perfection antique, une science profonde et variée, puisée aux sources les plus pures, donnaient à la critiqué de Shelley une autorité devant laquelle