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parvenus. Ce sont des sujets d’étude d’un prix inestimable ; ils nous apprennent ce que le ciseau grec, sans trop s’écarter encore des traditions sévères, pouvait donner au marbre de mouvement, d’élégance et de vie ; mais tout le monde n’est pas apte à comprendre de tels débris ; il faut quelque habitude et un tact exercé pour deviner dans un tronçon de draperie toutes les beautés d’une statue. Ici, au contraire, l’œuvre est entière ; tout est complet dans ce bas-relief, les jambes et les bras aussi bien que les têtes. Si quelques légères épaufrures se remarquent sur les parties les plus saillantes des visages, c’est si peu de chose que l’œil du spectateur n’en est pas dérouté ; ces cassures ne l’arrêtent pas. Il suit les lignes interrompues et les rétablit sans effort. En un mot, conservation parfaite, grandeur de style, bonheur d’exécution, voilà ce qui distingue ces sculptures d’Eleusis : l’art est là dans sa fleur et déjà presque mûr, avec les naïvetés de l’archaïsme et les perfections du savoir.

Je ne parle pas encore de la tête colossale ; j’y reviendrai plus tard : c’est avant tout devant le bas-relief que je veux m’arrêter.

L’action se passe entre trois personnages, deux femmes et un adolescent de quatorze à quinze ans, tous trois debout, et plus grands que nature. Les femmes sont vêtues, le jeune homme a jeté sa chlamyde en arrière ; déjà son corps est entièrement nu. Il occupe le premier plan, au milieu des deux femmes, et se tourne vers la plus âgée qui lui adresse la parole. La tête légèrement relevée, il l’écoute avec profond respect ; dans son visage et même dans tout son corps on sent l’étonnement et l’émotion. C’est une leçon qui lui est faite ou un mystère qui lui est révélé. Cette femme qui lui parle a des traits majestueux, un vêtement royal ; sa tunique tombe en longs tuyaux symétriques comme les cannelures d’une colonne ; de la main gauche elle tient le grand sceptre, symbole du commandement, de la droite elle tend au jeune homme un objet presque imperceptible que celui-ci s’apprête à recevoir. Il ne s’aperçoit pas que derrière lui, la main suspendue sur sa tête, une autre femme semble le protéger et presque le bénir. Figure charmante, jeune, aimable et tristement rêveuse, elle soutient de sa main gauche un de ces longs flambeaux dont usaient les anciens dans leurs cérémonies funèbres. Ses draperies sont aussi délicates, fluides et diaphanes que celles de sa compagne sont solides et arrêtées. Son corps lui-même semble moins matériel : il n’a pas seulement plus de jeunesse et de grâce, il est moins consistant, moins réel ; on le croirait dans une demi-teinte vaporeuse ; on dirait une apparition.

Quel est donc ce sujet ? Pour peu qu’on se rappelle que nous sommes à Eleusis et sur l’emplacement présumé d’un des temples dont parle Pausanias, du temple de Triptolème, on ne peut guère hésiter. M. Lenormant dès l’abord vit dans ce jeune et robuste garçon