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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/317

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George fut touché de cette démarche ; mais il était en veine d’amertume. — Bah ! dit-il après quelques secondes de réflexion, il est simplement venu s’assurer de mon départ.

Quand la voiture s’ébranla, il eut comme un soupir de soulagement. Enfin c’est donc bien fini, et il n’y a plus à y revenir ! En entendant le bruit sourd et saccadé de la diligence lancée au trot, en écoutant les cris du postillon, le frémissement des vitres, il lui sembla que c’était le fracas de toute sa vie qui s’écroulait sur lui. Au chemin de fer, pour hisser la voiture sur le truc, il y eut de nouveaux retards. George regardait autour de lui avec inquiétude. — Pourvu, se dit-il, que personne n’ait eu l’idée de venir encore me dire adieu ici ! — Personne ne vint ; le convoi se mit en marche ; George rabattit sa casquette sur ses yeux et resta plongé dans une rêverie infinie, à laquelle servait de thème la dernière phrase que sa mère lui avait dite en le quittant : tu es fou !

À Marseille, il alla chez un orfèvre qui lui riva au bras droit le bracelet de Pauline, et à bord du bateau à vapeur il ne s’étonna pas trop lorsqu’il voyait sourire les passagers qui apercevaient les chaînons d’or battant sur son poignet.

Il écrivit à Pauline de Malte, de Smyrne et de Constantinople ; la seconde lettre qu’il lui adressa de la vieille Stamboul était datée des premiers jours de mai et mérite d’être citée.

« Hier j’étais assis dans un café sur les quais de Bebeck ; j’entendais sans l’écouter un pauvre Bulgare qui chantait un air triste et lent en s’accompagnant d’un téhégour ; je tenais machinalement entre mes doigts les longs tuyaux d’un narghilé éteint, je regardais un groupe de goélands qui nageaient sur le Bosphore et que doraient les reflets du soleil couchant. Il y avait un grand calme partout ; une sorte de silence lumineux enveloppait toutes choses autour de moi ; j’étais engourdi dans mes songeries et je pensais à vous. Sur le quai, un homme à cheval passa, qui jeta un cri de surprise en m’apercevant ; je courus à lui : c’était le comte Ladislas Palki. Jugez de notre étonnement. Le premier mot qu’il prononça fut votre nom. La mission qu’il était venu accomplir à Paris avait échoué ; d’Allemagne, où il était retourné, il vint en Italie, puis ici, et maintenant il va se jeter en Hongrie. Ne soyez pas surprise, Pauline, je vais l’accompagner ; que Dieu nous garde tous ! Me blâmerez-vous de ce projet si rapidement conçu, et que dès demain je commencerai à mettre à exécution ? Non, n’est-ce pas ? La cause à laquelle je vais porter l’humble secours de mon bras a de quoi séduire les grands cœurs, et je sais qu’elle n’a pas laissé le vôtre indifférent. Il y a là une belle guerre, je veux m’y mêler ; il y a un beau principe, je veux le servir de toutes mes petites forces. Du reste, j’ai passé la nuit à