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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/529

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Tout ce que Gaucher, provoqué par son silence et son air sceptique, lui avait dit de la nouvelle bourgeoisie de la ville haute, et de la possibilité, de la facilité même, pour un homme intelligent, de parvenir à cette brillante existence, était entré dans son cerveau comme un fer rouge. Le cœur lui avait battu d’espérance en écoutant un ami sage et sans ambition personnelle lui ouvrir les portes de l’avenir et s’efforcer de le pousser en avant, lui qui en frémissait d’impatience et qui feignait de se faire prier.

Cette conversation l’avait tellement ému que les remontrances de Lise et les questions de son parrain à propos de Tonine lui avaient rendu son éloignement pour le mariage, et surtout pour un mariage où Tonine ne pouvait lui offrir en dot que sa grâce et sa vertu.

Il se sentait donc très soulagé quand il se répétait les paroles de Laguerre : « Demande franchement pardon de ta légèreté, et retire-toi vite pour ne pas aggraver tes torts ; » mais en même temps il sentait ces torts déjà trop graves pour qu’il fût possible de reculer sans un peu de honte, et la mauvaise honte ne dispose guère à la franchise.

Il se hâta pourtant, espérant que Lise n’aurait pas encore parlé à son mari, et que Tonine serait au besoin assez prudente pour ne pas irriter Gaucher contre lui par ses plaintes. Gaucher, malgré sa douceur et sa gaieté habituelles, n’entendait pas raison sur l’honneur de sa famille. Il avait failli faire un mauvais parti à Molino. Sept-Épées n’était pas, comme Molino, homme à reculer et à fuir ; mais il aimait Gaucher, et se brouiller avec lui en même temps qu’avec Tonine, c’étaient deux sacrifices à l’ambition au lieu d’un.

Il arriva donc chez son ami tout tremblant de crainte et d’audace, de chagrin et d’espérance, de résolution et d’incertitude, partagé et comme divisé contre lui-même.

La nuit était venue. En entrant dans la petite cour de la maison de Gaucher, Sept-Épées vit deux personnes, un homme et une femme, assises sur le banc devant la porte. Il reconnut la voix de Gaucher. La femme, qui avait un enfant sur les genoux, lui sembla devoir être Lise ; mais quand il fut tout près, il faillit reculer en voyant que c’était Tonine. Tonine ne demeurait pas chez son cousin. Elle était donc venue là pour savoir le résultat de l’entrevue annoncée sans doute par Lise. Lise était dans la maison, occupée à coucher son plus jeune enfant.